Etre amoureux n’est pas un état, mais une élaboration, un devenir. L’amour ne dure pas parce qu’il se fige, mais parce qu’il se renouvelle, il renaît.
Les anglo-saxons distinguent nettement falling in love, l’enamourement, de being in love, être amoureux. Le processus de l’enamourement est bref par définition, bien qu’il ne soit pas instantané comme l’indique le verbe to fall. Mais après cela, il existe aussi un état amoureux qui perd certaines des caractéristiques initiales de l’enamourement, mais qui en conserve d’autres.
Du "falling in love", il perd le caractère dramatique, spasmodique, l’exultation glorieuse, la peur panique, l’extase et le tourment. Il perd la transfiguration du monde. En deux mots, il perd les qualités spécifiques de l’état naissant.
Mais il conserve l’idée que la personne dont nous sommes amoureux, et qui est maintenant notre femme ou notre mari, est la seule personne au monde qui nous intéresse vraiment ; celle que nous préférons à toutes les autres, y compris la star la plus célèbre. C’est pour cela que si nous pensons qu’il lui est arrivé quelque chose, si nous ne la voyons pas rentrer, nous sommes saisis d’une crise de panique.
La psychanalyse s’est trompée quand elle a expliqué l’enamourement comme la répétition des relations de l’enfant avec sa mère. L’enfant ne découvre pas sa mère, il ne tombe pas amoureux d’elle. C’est plutôt la mère qui découvre son enfant, qui tombe amoureuse de lui, et puis qui continue à l’aimer au fur et à mesure qu’il grandit.
C’est ce qui arrive dans le couple d’amoureux. Une fois que le processus original de fusion est accompli, les deux personnes vivent l’expérience d’être amoureuses, sans plus craindre de ne pas être aimées de retour, mais avec la joie et la fierté de l’amour triomphant.
Mais, contrairement à ce qui se passe entre la mère et l’enfant, après un certain temps, cet état amoureux peut finir, et nous pouvons tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Mais il peut aussi se faire que cet état amoureux dure longtemps, de sorte que ces deux personnes peuvent dire d’être amoureuses (being in love) pendant des dizaines d’années, et même pour toute la vie. Pourquoi un amour finit-il, et pourquoi, dans d’autres cas dure-t-il longtemps ? Voilà notre question.
Pour y répondre, nous devons avant tout répondre à cette question préliminaire : quand tombons-nous amoureux ? Nous tombons amoureux quand nous sommes prêts à changer, quand nous sommes prêts à abandonner une expérience déjà vécue et usée, et que nous sommes animés d’un élan vital pour accomplir une nouvelle exploration, pour changer de vie. Quand nous sommes prêts à activer des capacités que nous n’avions pas exploitées, à explorer des mondes que nous n’avions pas encore explorés, à réaliser des rêves et des désirs auxquels nous avions renoncé. Nous tombons amoureux quand nous sommes totalement insatisfaits du moment présent et que nous avons l’énergie intérieure suffisante pour commencer une nouvelle étape de notre existence.
Et maintenant, la question suivante : quand un amour finit-il ? Il peut y avoir une crise précoce et une crise tardive. La crise précoce du couple se présente d’habitude parce qu’il ne s’était pas créé un lien amoureux assez fort. C'est-à-dire qu’il n’y avait pas eu de véritableenamourement, mais un pseudoenamourement. Mais il y a aussi des cas où la crise arrive malgré l’enamourement ; généralement quand les divergences sur le projet sont trop importantes.
La crise tardive est due à trois raisons. La première est le retour du passé. Un passé qui semblait sans importance, et qui, par contre, faisait partie intégrale de notre personne. Dans le processus amoureux, nous renonçons à de nombreux aspects de nous-même, nous nous transformons. Mais nous continuons à cacher au fond de notre cœur des désirs, des besoins qui peuvent se manifester même après très longtemps. La seconde raison d’une crise est la compétition envieuse, avec vengeances et mesures de répression.
La troisième, la plus importante peut-être, naît de l’évolution divergente. Les deux membres du couple réagissent de façon différente aux circonstances de l’existence. Chacun d’entre eux change, développe de nouveaux désirs, au point que la relation du couple peut devenir trop étroite, trop fermée, alors que d’autres possibilités, d’autres alternatives se présentent. Jusqu’au moment où l’évolution divergente produit une fracture trop grande entre le désir et sa réalisation. Dans la vie de chaque couple, même le plus harmonieux, il y a des périodes, quelquefois des mois ou des journées, où nous désirons de nouvelles expériences, ou bien nous croyons nous être trompés, ou bien nous sommes fascinés par les nouveautés. Notre lien commence alors à se transformer en obstacle, et la personne devient disponible pour un nouvel enamourement.
Voici notre réponse à la question : " pourquoi un couple dure-t-il ? ". Pour le couple d’amoureux de longue date, cette propension à tomber amoureux ne s’adresse pas à un nouvel objet, elle ne détruit pas la vieille relation pour en instaurer une nouvelle. Parce que l’autre répond en se transformant à son tour, il remplit le vide qui était en train de se créer, et les énergies naissantes se tournent de nouveau vers lui. L’état amoureux continue parce que nous retombons amoureux de la même personne. La co-évolution dont parle Jurg Willi est en réalité une façon continue de se retrouver.
Mais de quoi dépend cette capacité de se retrouver? D’abord du type d’institutionnalisation. L’état naissant devient mouvement, puis institution.
Aucun couple d’amoureux ne peut durer à moins d’être défini par des pactes, des conventions, des accords, des limites cherchés de façon empirique et acceptés justement grâce à l’amour. Certains, confondant le moment créatif et celui institutionnel, soutiennent qu’une spontanéité déchaînée doit régner sans contrastes dans le couple. Ils disent : " sois spontané, agis selon tes impulsions, dis ce que tu penses. La vérité vaut toujours mieux que l’hypocrisie. Si tu es de mauvaise humeur, ne t’oblige pas à être gentil. Si cela te fait plaisir, insulte-le. Si l’autre ne te plaît pas, jette-le lui à la figure. Si vous ne vous entendez pas bien, battez-vous ouvertement. "
Mais c’est une erreur. C’est déjà une erreur au début, au moment de la formation du couple, quand chacun doit comprendre quels sont les points de non-retour de l’autre ; quelles sont les valeurs, les désirs essentiels pour lui, ce qui le rend joyeux et ce qui le fait souffrir. La vie de couple n’est possible que si nous réussissons à assumer les exigences, les valeurs, les rêves et les désirs de l’autre. C'est-à-dire à lui donner du plaisir. Je suis heureux si ma femme est heureuse, si elle s’épanouit dans son travail, si elle a du succès. Je suis malheureux si je me rends compte qu’elle souffre, qu’elle est amère, déçue, découragée. C’est pour cela que j’essaierai de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour la rendre heureuse, pour l’aider à s’exprimer. Je ne peux pas placer en premier plan mes impulsions, mes mauvaises humeurs, mes caprices.
Mais tout cela ne peut être le résultat d’un effort, d’une fiction qui deviendrait peu authentique. Cela doit être authentique, désiré et voulu. Cela est possible parce que, en amour, l’opposition spontanéité / devoir n’a aucune valeur. En amour, je suis spontané aussi quand je m’occupe de mon fils, quand je me sacrifie pour lui, que je le veille la nuit. Je suis spontané quand je fais la cour à ma petite amie, quand je l’attends des heures entières à la gare, quand je passe un après-midi à aller lui acheter un cadeau.
Mais comment faire durer cette disponibilité qui est immédiate et naturelle pendant la période de l’enamourement ? Comment la transformer en institution ? Pour continuer à plaire à son mari, une femme devrait se préparer pour lui comme elle le faisait pour leurs premières rencontres, comme elle le ferait pour un amant : se coiffer, se maquiller, porter un vêtement agréable, venir à sa rencontre un sourire aux lèvres. Cela n’est possible que si elle prend l’habitude de le faire, si elle le fait comme un rite devenu spontané, exactement comme un pas de danse. Son mari doit faire la même chose. S’il a gardé de son enfance des habitudes grossières, qui ne plaisent pas à sa femme, comme par exemple être désordonné, roter, ou dire des gros mots, il doit les oublier. Et transformer les rites de la cour qu’il a utilisés quand il était amoureux, en figures récurrentes, qu’il adopte spontanément, comme il se rase tous les matins. Alors, il se souviendra des anniversaires et des autres fêtes, il emmènera sa femme au restaurant, au théâtre ou à l’opéra, il organisera des voyages, tout ce que, à son avis, elle aime, et qui les rapproche. Les rites de proximité.
La spontanéité de la vie de couple ressemble à celle de la danse. Quand nous voyons deux danseurs s’exhiber, nous avons une sensation extraordinaire de naturel. Mais à la base de cette spontanéité et de cette grâce, il n’y a pas deux spontanéités distinctes. Au contraire, il y a recherche volontaire d’un accord, d’une harmonie, d’une entente parfaite qui se réalise à la suite d’un long travail, en essayant et répétant. Et il y a des mouvements, des ensembles de mouvements, des figures qui doivent être apprises par cœur et répétées une quantité innombrable de fois jusqu’à ce qu’elles se transforment en automatismes. Alors et seulement à ce moment là, la danse donne une impression d’extraordinaire harmonie spontanée. Alors qu’il s’agit, au contraire, du fruit d’un lent apprentissage, de l’objectivation du désir de faire ensemble. Le naturel et la spontanéité sont pour cela même les fleurs qui éclosent de l’exercice de la rencontre des volontés.
Chacun, utilisant l’énergie de l’état naissant de l’enamourement, doit créer des institutions revitalisantes. C’est le domaine où le sociologue Sasha Weitman est en train de conduire une recherche importante. Lui aussi part de notre question: comment un amour peut-il durer? Et il cherche une réponse dans les rites de reproduction, qui englobent les rites domestiques, les rites érotiques, et les rites de socialisation.
En attendant que Weitman ait fini son étude, nous continuerons à employer l’expression "Institutions revitalisantes". Ce sont de nouvelles habitudes relationnelles que les membres du couple intériorisent en profondeur jusqu’à ce qu’elles en arrivent à produire une spontanéité nouvelle. C’est la découverte de cette nouvelle spontanéité, de cette spontanéité au deuxième degré qui lie le couple. Exactement comme les deux danseurs dont nous parlions, qui dirigent leurs pas de façon synchronisée. Et ils y arrivent parce que chacun a appris à les régler sur ceux de l’autre, dans des figures rituelles complexes; et maintenant, ils trouvent agréable, facile et plaisant de le faire. Et plus ils perfectionnent leur danse, plus ils en éprouvent de plaisir, plus ils sont admirés par les autres, plus ils s’enorgueillissent de leur habileté et de leur union.
Le ré-enamourement est plus facile si les deux conjoints vivent leur relation comme quelque chose qui a de la valeur et qui crée de la valeur; si tous les deux acceptent jusqu’au bout leur vocation amoureuse. S’ils en sont fiers. S’ils donnent de l’importance à leur amour, au fait d’être un couple, à ce qu’ils sont en train de faire ensemble. S’ils s’engagent ensemble dans la vie, s’ils luttent côte à côte. S’ils considèrent leur amour une vocation artistique, créative.
Mais d’autres processus entrent en œuvre
Rappelons qu’il y a quatre mécanismes de l’amour.
Le plaisir, la perte, l’indication et l’état naissant. Nous avons déjà parlé longuement du plaisir; passons maintenant aux trois autres mécanismes présents dans le processus d’enamourement. Nous connaissons tous par expérience, le mécanisme le plus simple: celui de la perte. Quand notre mari ou notre femme ne rentre pas le soir, qu’il ne nous téléphone pas et que nous ignorons où il est, nous sommes saisi par l’angoisse de le perdre. Ou bien quand quelqu’un lui fait la cour, et nous nous rendons compte combien elle est importante pour nous. Alors, nous recommençons à avoir des frissons, le cœur qui bat, à être jaloux, à éprouver un désir lancinant. Il s’agit de vagues, de sursauts, de gestes de vitalité frais qui renouvellent l’amour.
Certaines fois, par contre, c’est l’intérêt manifesté par quelqu’un d’autre qui lui fait la cour, l’indication qui se remet à réactiver le désir et l’amour. Cela arrive quand les autres te parlent avec admiration de ta femme ou de ton mari, qu’ils lui font la cour, et que de façon générale, ils l’indiquent comme une personne universellement désirable.
Le quatrième mécanisme, fondamental, est l’état naissant. Aucune relation durable de couple n’est possible sans la phase de fusion ardente de l’enamourement, quand les personnalités sont malléables, capables de rencontre profonde. Aucun parti, aucune église ne peut naître sans l’enthousiasme créateur des origines, sans le rêve du règne de Dieu. Ce ne sont ni la raison, l’utile, le calcul, la convention ou l’habitude qui créent la solidarité sociale, mais celle-ci nous est donnée au départ "par grâce reçue", et elle se renouvelle de la même façon.
Et bien, quand les conditions que nous avons examinées existent, quand les amoureux ont appris à se donner du plaisir réciproquement au moyen des institutions revitalisantes, quand les mécanismes de la perte et de l’indication sont en œuvre, et enfin, quand ils vivent leur relation amoureuse comme une valeur, il existe alors une probabilité élevée que l’état naissant se recrée. Alors, quand ils ont changé tous les deux, et qu’ils prêts à une expérience amoureuse nouvelle, ils tombent amoureux de la même personne qui se révèle nouvelle et différente.
J’ai personnellement vécu plusieurs fois, vis à vis de mon épouse, cette expérience. À une réception, à une fête, j’entrevois de loin une femme qui parle avec d’autres personnes, qui rit. Elle est d’une beauté émouvante, qui me fascine, qui me fait battre la chamade. C’est la personne la plus belle que j’aie jamais rencontrée, et je sais qu’aucune autre ne me plaît ni ne pourra me plaire autant qu’elle. Les autres femmes présentes dans la salle me sont totalement indifférentes.
Mais, elle, elle me semble infiniment loin, inaccessible, appartenant à un monde que je ne pourrai jamais approcher. Et puis, soudain, je me rends compte que je suis en train de regarder ma femme, que c’est elle. Et je suis envahi d’une vague de bonheur, d’exaltation, et de gratitude. J’en ai presque le vertige.
Je ne sais pas combien de temps dure l’instant pendant lequel je ne reconnais pas ma femme; peut-être une infime fraction de seconde. Mais, de façon subjective, il me semble long. C’est pour cela que, pendant quelque temps, je l’observe comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, une étrangère, comme si je la voyais pour la première fois. Et je ressens totalement le bouleversement typique de la personne qui tombe amoureuse, et qui désespère de se sentir aimé de la même façon.
Rester amoureux pour moi, signifie donc arriver à revoir sa bien-aimée avec les yeux émerveillés du début, quand une beauté et un bonheur que je n’aurais jamais cru pouvoir obtenir dans ma vie, me sont révélés.