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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 15:08
"Je suis sûr qu’il peut être très utile pour un philosophe de s’y connaître en mathématiques."

Mathématicien de renom, lauréat de la Médaille Fields 2010, Cédric Villani est aussi un passionné de ping-pong. Nous l’avons rencontré dans le cadre des Championnats du monde de tennis de table organisés à Paris du 13 au 20 mai, au Palais omnisport de Paris-Bercy, le 14 mai 2013, pour un grand entretien, que nous publions par épisode.
Commençons, si vous le voulez bien, par votre parcours scolaire et universitaire. Vos parents sont tous les deux professeurs de Lettres dans le supérieur. Comment devient-on mathématicien quand on est issu d’un milieu littéraire ?
CédricVillani : Vous savez, la vraie césure se fait entre les milieux intellectuels et ceux qui ne le sont pas, pas entre littéraires et scientifiques ! Un fils de professeurs qui devient enseignant-chercheur, quelle que soit la discipline dans laquelle il s’exprime, ce n’est pas une variation si grande. On est toujours dans les métiers dans lesquels on vit par son cerveau. Dans ma classe préparatoire aux Grandes Ecoles, on était essentiellement des enfants de cadres, d’ingénieurs, d’enseignants ou de chercheurs. Il n’y avait qu’un ou deux enfant(s) d’ouvriers. Elle est là la vraie césure ! Par exemple, Henri Poincaré, l’un des plus grands mathématiciens français, était fils de médecin, pas de matheux. Mais on est là dans des professions avec un fort contenu cérébral. Autre exemple de famille d’intellectuels célèbres, les Weil : André fut un des grands mathématiciens du XXème siècle et Simone, une des grandes philosophes.


Justement, quels liens unissent, selon vous, les mathématiques et la philosophie ?
Être matheux et être philosophe, ce n’est pas la même chose, surtout aux yeux du grand public. Pourtant, il y a des connexions.
Dans un sens, je pense qu’on peut très bien être un grand mathématicien en se passant complètement de philosophie. Même si on trouve des exemples de gens qui sont à la fois de grands mathématiciens et de grands philosophes - par exemple Henri Poincaré, encore lui, dont les ouvrages de philosophie des sciences sont reconnues comme les plus importants du XXème siècle. Mais, le langage mathématique se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin de la philosophie, sauf pour se rendre compréhensible aux non-mathématiciens. Et tous les mathématiciens n’ont pas vocation à vulgariser leur discipline.

Dans l’autre sens, je pense qu’il est beaucoup plus utile pour un philosophe qui veut avoir une réflexion de qualité de faire des mathématiques ou d’avoir de bonnes connaissances en mathématiques. Simone Weil est un bon exemple. Le XVIIème siècle rationaliste avec Descartes, Pascal, Spinoza et Leibniz, puis les Lumières sont des périodes où tout le monde se pique de mathématiques ou essaie de faire des mathématiques. On n’y pense beaucoup moins maintenant. Les philosophes du XXème siècle qui mettent beaucoup de mathématiques dans leur œuvre « bluffent » le plus souvent ou bien les utilisent comme une sorte d’objet artistique auquel ils ne comprennent pas grand-chose. Mais je suis sûr qu’il peut être très utile pour un philosophe de s’y connaître en mathématiques.

Faisons donc un peu de philosophie, si vous le permettez. Pensez-vous, comme Galilée, que la nature soit « écrite dans un langage mathématique » ou bien que les mathématiques sont un langage projeté par l’homme sur une nature qui ne le parle pas ?
Mais il s’agit là d’une question quasiment religieuse, en tout cas métaphysique, qui nous sort de la seule sphère scientifique. Il y est plus question de croyances que de vérités démontrées. C’est une manière de voir les choses qui entre en harmonie ou en résonnance avec d’autres versants de la philosophie. Toutefois, je crois que c’est Galilée qui a raison.

Je crois que l’univers est sous-tendu par des concepts mathématiques intrinsèques, existants, comme des sortes d’objets qui flottent. Nos réalisations mathématiques sont des incarnations de ces concepts abstraits et qui s’appuient dessus. Ce langage est certes accessible aux êtres humains, mais il traduit bien des idées et des concepts mathématiques préexistants.

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2013
Cédric Villani : «C'est avec l'inventivité qu'on gagne la Médaille Fields»
Par Les élèves du Lycée français de Bruxelles / 0
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Cédric Villani, Mathématiques, Imagination

« L’imagination et la rigueur sont deux des trois qualités essentielles d’un mathématicien. La troisième est la ténacité. »
Mathématicien de renom, lauréat de la Médaille Fields 2010, Cédric Villani est aussi un passionné de ping-pong. Nous l’avons rencontré dans le cadre des Championnats du monde de tennis de table organisés à Paris du 13 au 20 mai, au Palais omnisport de Paris-Bercy, le 14 mai 2013, pour un grand entretien, que nous publions par épisode. Voici la deuxième partie de notre entretien.

Venons-en à la récompense qui vous a rendu célèbre. Comment saviez-vous que vous étiez en lice ?
CédricVillani : On le sent ! Le milieu mathématique n’est pas tellement grand, On considère même qu’il est de notre devoir de ne pas y penser par rapport à d’autres. Dans n’importe quel sous-domaine mathématique, on sait qui sont les personnes les plus en vue dans la tranche d’âge correspondante. Je pourrais facilement vous donner maintenant la liste des 10 ou 12 personnes parmi lesquelles on trouvera les 4 médailles Fields de la fournée 2014. Le milieu est suffisamment petit (les gens parlent beaucoup) pour qu’on sache qui est pressenti. La Médaille Fields se joue à la fois sur un résultat ponctuel et sur l’ensemble de la carrière. Avant d’être récompensé, on sait qu’on est « en course », qu’on a été remarqué et que notre travail a impressionné nos collègues dans les années qui précèdent.

Avez-vous pensé à la récompense ultime pendant votre travail et lors de sa publication ?
A la fin, oui. J’en parle d’ailleurs dans mon livre Théorème vivant. J’y explique qu’à la fin, on ne peut pas ne pas y penser, tout en s’efforçant de ne pas « trop » y penser ! On considère même qu’il est de notre devoir de ne pas y penser. Mais au moment où l’on se rend compte qu’on est en course pour la Médaille Fields, il devient très difficile d’en faire abstraction.

Cela a-t-il parasité votre concentration ?
Sur la fin, un peu, oui ! Mais c’est la même chose dans toute compétition, comme au tennis de table par exemple. Quand tu sens que tu es sur le point de gagner, c’est grisant et perturbant à la fois.


Quelles sont les parts respectives de rigueur démonstrative et de créativité dans le théorème qui vous a valu la « Médaille Fields » ?
Ce n’est pas avec le formalisme ou seulement avec la technique qu’on gagne la « Médaille Fields ». C’est avec l’inventivité. Mais, si on n’a pas la technique nécessaire pour attaquer le problème et pour le résoudre, il ne se passe rien ! Il s’agit de trouver le bon dosage. L’imagination et la rigueur sont deux des trois qualités essentielles d’un mathématicien. La troisième est la ténacité.
Poincaré disait que c’est l’imagination qui permet de faire les démonstrations. Sans elle, un « géomètre » (au sens de mathématicien) serait comme un écrivain qui connaîtrait parfaitement la grammaire et toutes les nuances de la langue mais qui serait incapable d’imaginer une intrigue, une action. Toutefois, la technique est nécessaire : avant de pouvoir écrire une histoire, il faut savoir écrire !

À suivre >>
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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 14:59
Comment les notions mathematiques dependant de l'esprit peuvent-elles expliquer un reel qui n'en depend pas ?


Il s'agit de réfléchir sur les notions mathématiques : les mathématiques sont des sciences non expérimentales dont on sait aujourd'hui, depuis l'avènement de l'axiomatique qu'elles sont un pur jeu de l'esprit sans autre correspondant réel que l'esprit lui-même. Comme le dit notre sujet les notions mathématiques dépendent de "l'esprit" c'est à dire ici de la pensée.
Mais d'autre part les mathématiques ont des applications dans le réel extérieur à l'esprit, dans le réel qui ne dépend pas de l'esprit, de la pensée. En effet, les sciences de la nature sont des sciences mathématisées qui expliquent le réel au moyen des mathématiques. Quand Galilée énonce la loi x=1/2gt2, il rend compte de la chute des corps par une expression mathématique. Les mathématiques peuvent décrire le réel, sans que pour autant le réel ne dépende de l'esprit (l'esprit n'a pas créé la nature).
Le sens du problème

L'énoncé du sujet a donc la forme d'un paradoxe qu'il s'agit de résoudre :
Comment une création humaine, pur jeu de l'esprit, peut-elle ainsi rendre compte d'une réalité qui n'est pas elle-même issue d'un jeu de l'esprit, qui n'est pas une création humaine ?
Ce problème est un problème très classique (déjà Galilée découvrait avec étonnement que la nature semble être écrite en langage mathématique), relancé par l'histoire des sciences contemporaines. Par exemple, lorsque Riemann au XIX° s. invente sa géométrie, il ne lui vient pas à l'esprit que cette géométrie puisse avoir jamais la moindre utilité en physique (c'est la géométrie d'Euclide qui semble décrire le réel). Or, au XX° s., on se rend compte que l'espace réel est riemannien et que cette géométrie créée par jeu est bel et bien un moyen d'expliquer le réel. Voilà qui a tout pour nous étonner et mérite effectivement de s'interroger : comment cela se fait-il ?
On voit que ce sujet concerne plus encore les sciences de la nature que les mathématiques qui, en elles-mêmes, ne prétendent plus, depuis longtemps, expliquer le réel.

Présupposé de la question

Le sujet ne nous invite pas à montrer que les mathématiques dépendent de l'esprit ni qu'elles expliquent le réel. Il s'agit de considérer ces deux affirmations comme des acquis, des présupposés et d'essayer de voir comment cela est possible. Comment justifier ce paradoxe ?

Réponse spontanée

Ici, la question est suffisamment complexe pour qu'il n'y ait pas de réponse spontanée.

Plan rédigé

I La solution empiriste.

Une première façon de résoudre le paradoxe qui nous est proposé est de se référer à la thèse empiriste.

1) La thèse empiriste.
Cette thèse consiste à dire que l'application des notions mathématiques au réel n'aurait rien d'extraordinaire en ce sens que les notions mathématiques dériveraient déjà de l'expérience sensible, au moins par la médiation de l'intuition sensible. L'esprit, en cette affaire, ne ferait que rendre au réel son bien.
Il faut rappeler en effet que les mathématiques ne naissent pas par hasard mais que la géométrie viendra de la nécessité d'arpenter les terrains pour des raisons d'héritage ou de ventes des terres. À partir du moment où le géomètre découvre ses premiers théorèmes en réfléchissant sur l'espace réel, extérieur à lui, tel qu'il l'intuitionne, il n'est nullement étonnant que ces théorèmes collent à la réalité. Les mathématiques ont d'abord été servantes des sciences et techniques. Au mathématicien, on demandait de résoudre des problèmes concrets. Les calculs astronomiques, la prévision des éclipses, l'arpentage des terrains sont les buts donnés aux mathématiciens et ils peuvent alors (au moins en ce qui concerne les prévisions astronomiques) procéder d'une façon quasi expérimentale : si le calcul est faux, la prévision est inexacte.
Rappelons en quoi consiste la théorie empiriste : selon les empiristes, nos idées découlent toutes entières des sens. C'est parce que je vois, que j'entends, que je touche etc. les choses que, à force d'habitudes, les idées s'inscrivent en moi. Que les idées, dans ces conditions, rendent compte du réel, rien d'étonnant puisque c'est le réel qui les a suscitées. L'esprit dépend de la réalité extérieure et qu'il en rende compte est on ne peut plus logique.
Les mathématiques antiques se caractérisent par le fait que la recherche de la démonstration est toujours proche du contrôle procuré par les évidences de l'observation. Leibnitz écrit : "Ce qui fait qu'il a été le plus aisé de raisonner démonstrativement en mathématique c'est en bonne partie que l'expérience y peut garantir le raisonnement à tout moment." Certes, la géométrie antique ne s'en tient pas à l'évidence et cherche toujours le raisonnement. L'image tracée par le géomètre n'est que le support de la pensée sans dispenser de l'idée. Il n'en reste pas moins que l'intuition semble bien en être le point de départ.

2) Critique de la thèse empiriste.
Pourtant la thèse empiriste ne tient pas et ceci pour plusieurs raisons :

D'abord toutes les réalités mathématiques ne peuvent s'expliquer par l'intuition. Ainsi comment peut-on forger l'idée de zéro ? Le néant ne s'intuitionne pas, pas plus d'ailleurs que les nombres. Si je peux voir deux pommes, deux livres etc., je ne vois jamais "deux". Comment faire dériver de l'expérience les nombres négatifs, l'infini ou V¯-1. Nous avons affaire ici à une construction de l'esprit et c'est l'esprit qui applique les mathématiques au réel et non le réel qui suggère l'idée mathématique.
L'intuition a joué des tours aux mathématiciens. C'est en fonction d'une intuition qu'Euclide demande d'admettre le fameux postulat des parallèles dont on sait aujourd'hui qu'il relève d'une pseudo évidence et que rien n'empêche de construire d'autres systèmes mathématiques en recourant à des postulats ou des axiomes différents (ceux des géométries non euclidiennes). Il est symptomatique qu'on a cessé aujourd'hui de distinguer le postulat (considéré autrefois comme pas tout à fait évident) de l'axiome (considéré, lui, comme évident) car l'évidence (y compris l'évidence sensible) n'a plus cours en mathématiques.
Il existe plusieurs axiomatiques possibles, également valables d'un point de vue mathématique. Or, leur construction est indépendante de l'expérience physique. Et pourtant elles peuvent bel et bien expliquer le réel. À partir du XIX° siècle, les mathématiciens se sont libérés de leur assujettissement au réel sensible. Ils ont inventé de nouveaux problèmes, joué des jeux gratuits dont ils ont composé eux-mêmes les règles. Ils firent alors cette découverte étonnante : les questions posées par les sciences et techniques ne constituent qu'une partie infime de l'ensemble des problèmes formulables. La grande majorité des théories mathématiques inventées n'ont d'autre raison d'être que le plaisir des mathématiciens qui les ont formulées sans dériver le moins du monde d'un désir de rendre compte du réel extérieur. Les mathématiques sont devenues un jeu de l'esprit humain. Elles ne se créent plus en réponse aux problèmes techniques.
Bien plus, la situation s'est inversée. Einstein, face aux bizarreries de l'orbite de Mercure (qui n'est pas une ellipse parfaite) s'aperçoit que la géométrie euclidienne ne nous est ici d'aucun secours, qu'il en faudrait une autre. Ses collègues lui signalent alors que cette géométrie existe, celle inventée par Riemann. Quand Bohr, Schrödinger et Heisenberg se rendent compte que formuler la mécanique des atomes au moyen de l'algèbre traditionnelle est impossible, ils s'aperçoivent qu'existe une autre algèbre, déjà inventée quelques années auparavant par le mathématicien Jordan, l'algèbre linéaire, qui va devenir la base de la théorie quantique.
Comment cela est-il possible ? Ici l'explication empiriste ne nous est d'aucun secours. Il faut en trouver une autre.

II La solution idéaliste

1) La thèse idéaliste.
Pour l'idéaliste, le monde est la réalité de l'esprit et l'esprit est, en définitive, la seule réalité. C'est pourquoi on peut aussi soutenir que l'esprit, quand il mathématise le réel, ne fait jamais que s'appliquer à lui-même ses principes mathématiques.
On retrouve les racines de cette thèse d'abord chez Pythagore, puis chez Platon.

Pythagore aurait eu par la musique l'illumination de la connaissance. Il découvre qu'il y a un rapport simple entre la longueur des cordes d'une lyre et le son qui en émerge : en réduisant la corde de moitié on monte d'une octave, en la réduisant des 2/3 on obtient une quinte. De même, il indique que le son engendré par un marteau sur une enclume est proportionnel au poids du marteau. Pythagore énonce alors cette proposition "La nature est fondamentalement mathématique". Les nombres gouvernent la réalité toute entière. Ils en sont l'essence même. Le nombre est la clef du cosmos. Cette belle idée, Pythagore et ses disciples vont chercher à l'appliquer dans tous les domaines de l'activité humaine, y compris la morale et la justice.
Cette façon de penser la réalité reçut un puissant appui de la part de Platon. Les idées jouent, pour Platon, à peu près le même rôle que les nombres chez Pythagore. La réalité sensible, matérielle, est le lieu d'illusions. L'ultime nature est de l'ordre des idées. Les idées existent dans un "au-delà" non localisable, à partir desquelles elles fondent et gouvernent toutes les manifestations de notre univers.
Dans le même ordre d'idée, Brunschvicg déclarait que le monde est un réseau d'équations et de fonctions. En somme la réalité est mathématique et il n'existe pas d'autre réel que les mathématiques.
Sans aller jusque là, certains disent que l'univers (le réel), sans être identique à l'esprit, n'en posséderait pas moins une structure mathématique. Des possibilités de correspondance existeraient ainsi. L'application des mathématiques au réel ne serait qu'un cas particulier de cet accord profond, ontologique. Galilée écrit : "La philosophie, écrite dans le grand livre de l'univers, est formulée avec le langage des mathématiques. Sans lui il est humainement impossible de comprendre quoi que ce soit et on ne peut qu'errer dans un labyrinthe obscur." Mais d'où vient cette adéquation de structure ? Les idéalistes vont la trouver dans la métaphysique.

2) "Les mathématiques sont le langage de Dieu" (Newton)
Comment peut-il y avoir un accord entre l'esprit et le monde ? Comment cette analogie de structure mathématique entre la pensée et le monde est-elle possible ?
Platon nous a donné une première réponse. Selon lui, le monde des nombres est inscrit à notre insu dans notre mémoire et nous nous le rappelons pour avoir vu les idées dans un moment antérieur à notre vie. C'est le mythe de la réminiscence. Les idées en moi et le monde sensible ont la même origine : ils sont des copies des idées métaphysiques.
De la même façon, Descartes pense que le cerveau humain découvre à l'intérieur de lui-même les tables de pierre sur lesquelles sont gravés les concepts, la logique et les mathématiques. Dans les Méditations métaphysiques, il écrit : "Lorsque je commence à découvrir (les mathématiques), il ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant, c'est à dire que j'aperçois les choses qui étaient déjà dans mon esprit." Pour Descartes comme pour les philosophes scolastiques la vérité existe en Dieu. Les mathématiques y trouvent leur fondement. Les commandements divins furent transmis à Moïse sur les tables de pierre. Les lois des nombres sont gravées dès la naissance dans les mémoires humaines. Il suffit d'apprendre à les lire. Ainsi Dieu a créé à la fois le monde et notre esprit. Il nous a donné les moyens de comprendre la réalité en inscrivant en nous les idées, parce qu'il est vérace. Si les mathématiques rendent compte de la réalité, c'est que la structure de l'esprit qui invente les mathématiques et la structure du monde ont le même créateur. "Les mathématiques sont le langage de Dieu" disait Newton. Cette conception va survivre à la laïcisation de la pensée philosophique. On la retrouve chez de nombreux penseurs contemporains.
Pourtant, tout ceci ne repose-t-il pas sur un mythe, une illusion ? Le monde est-il vraiment écrit en langage mathématique ?

III Y a-t-il correspondance entre l'esprit et le réel ?

1) Le réel ne s'adapte pas toujours très bien aux structures mathématiques.
Einstein écrivait : "Pour autant que les propositions de la mathématique se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu'elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité." Popper ajoute : "le succès, ou même la vérité, d'énoncés simples, ou d'énoncés mathématiques, ou d'énoncés en langue anglaise, ne doit pas nous inciter à conclure que le monde est intrinsèquement simple, mathématique ou britannique.(…) Tel que nous le connaissons, le monde est d'une grande complexité." Autrement dit le monde n'est pas plus écrit en langue mathématique qu'en langue anglaise (ou française ou chinoise etc.). La réalité physique résiste à notre connaissance.
Galilée a donné la forme de la nouvelle science (la physique mathématisée) en écrivant qu'elle devait s'occuper de "mesurer tout ce qui peut se mesurer, et faire en sorte qu'on puisse mesurer ce qui ne peut pas l'être directement" Mais on ne peut mesurer que des variations et encore (comme le savait Galilée) seulement les unes par rapport aux autres. Par exemple, la force en physique n'est pas une notion magique. C'est un "principe de variation". Tout le problème est alors de savoir si l'univers n'est que variation, relation, ce qui ne va pas de soi du tout.
Depuis plus d'un demi-siècle les théories physiques se sont peu à peu converties en un système de lois statistiques. Ce sont des lois de probabilité qui apparaissent comme les plus proches des faits. Autrement dit les mathématiques ne saisissent qu'une probabilité de réel.
Nietzsche déjà remarquait que la science est " un essai de créer pour tous les phénomènes un langage chiffré commun qui permette de calculer donc de dominer plus aisément la nature. Mais ce langage chiffré qui résume toutes les lois observées n'explique rien, c'est une sorte de description des faits aussi brève (aussi abrégée) que possible"(La volonté de puissance)
Ainsi le réel ne se plie pas totalement à l'ordre mathématique. De plus, il est clair que nombre de théories mathématiques ne trouvent pas d'application dans le réel et n'en trouveront sans doute jamais. Elles resteront des jeux de l'esprit.
Enfin les mathématiques elles-mêmes ne sont pas une science parfaite. Bertrand Russel écrit :"Je voulais des certitudes comme celles que les gens cherchent dans la religion. Mais j'ai découvert que plusieurs démonstrations mathématiques que mes professeurs voulaient me voir accepter étaient pleines d'erreurs. Si les certitudes pouvaient venir des mathématiques, elles viendraient d'un nouveau champ mathématique avec des fondements plus solides que ceux qui existaient déjà et auxquels on avait cru pouvoir faire confiance. Plus mon travail progressait, plus me revenait en mémoire la fable de l'éléphant et de la tortue. Ayant créé un éléphant sur lequel le monde mathématique puisse s'appuyer, je l'ai trouvé chancelant et je me suis mis à la construction d'une tortue pour l'y déposer et l'empêcher de tomber. Mais la tortue n'était pas plus solide, il fallait l'appuyer sur une nouvelle tortue. Après 20 ans de dur labeur je suis arrivé à la conclusion que je ne peux plus rien faire pour donner à la connaissance mathématique un statut de certitude." Le mythe de la perfection des mathématiques s'est dissout. Il est aujourd'hui bien difficile de croire que les lois des nombres sont l'ultime vérité du monde.
L'évolution des mathématiques reflète le fonctionnement et les limites du cerveau humain dont décidément elles sont le produit. Les mathématiques ne donnent qu'une représentation approximative de la réalité. Si la géométrie d'Euclide permet de rendre compte de l'univers à notre échelle, en astronomie on utilise celle de Riemann. Toutes les théories physiques mathématiques sont approximatives et ne fonctionnent qu'à l'intérieur d'un domaine donné hors duquel elles deviennent inutilisables. La physique de Newton fonctionne pour les corps lents. Quand on parle des corps approchant la vitesse de la lumière, il faut se référer à la relativité d'Einstein. Mais quand on parle des atomes, il faut faire appel à la physique quantique qui d'ailleurs ne fonctionne plus lorsque le champ de gravité est trop fort. Tout système est incomplet.
Il n'en reste pas moins vrai que les mathématiques décrivent en partie le réel, certains aspects du réel. D'où vient cette efficacité ?

2) La physique mathématique, construction du réel.
La logique n'est pas posée là, définitive et inaltérable. Il faut la regarder comme un processus en devenir toujours perfectible, toujours passible de remise en question. Comme l'univers, la logique est en perpétuelle évolution. Comment les nombres viennent-ils aux humains ? Piaget dit que c'est par construction. Le mot contient à la fois découvrir et inventer. Le cerveau construit la réalité. Piaget montre que la logique chez l'enfant émerge d'une interaction entre l'intellect humain et la réalité perçue par les sens. Coupés du monde, nous ne penserions pas et nous ne ferions pas de mathématiques. Toutes les structures mentales se construisent. Rien n'est donné au départ sinon un cerveau vierge, non structuré, qui a besoin d'apprentissage. Les structures mentales se construisent par interaction du sujet et réaction de l'objet. Ainsi le paradoxe de notre problème est un faux paradoxe. Certes les mathématiques sont issues de l'esprit mais l'esprit ne se construit pas seul sans rapport avec l'expérience. Qu'il y ait donc des coïncidences, d'ailleurs partielles, avec le réel n'a rien d'étonnant. Mais cette construction ne saurait être parfaite car l'affectif s'y mêle et le corps aussi.
Le cerveau n'est pas indépendant de l'ordre du monde. Il est un des fruits de l'évolution cosmique. Son élaboration est gouvernée par l'action des lois de la physique sur la nature universelle. Pour le dire autrement, le cerveau est aussi réel, l'esprit n'est pas séparé de la réalité : il en est issu. C'est peut-être de là que lui vient son aptitude à formuler les principes autour desquels et grâce auxquels il est structuré. Mais nous n'expliquons le réel que progressivement et jamais d'emblée. Nous construisons le réel progressivement et nous n'en rendons pas compte tout à fait exactement. Vouloir en rendre compte sous la forme d'une adéquation, d'une concordance parfaite, est une illusion.
Les mathématiques ne sont qu'un modèle possible et imparfait du réel, un langage qui permet d'expliquer mais sans que nous soyons sûrs que le réel soit seulement cela, que le réel soit mathématique. Nous sommes comme les pêcheurs au filet que nous décrit Popper et qui ne peuvent attraper que les poissons plus gros que les mailles du filet. De même nous ne saisissons que des aspects du réel. D'une certaine façon, nous l'inventons, certes pas tout à fait arbitrairement, mais de façon imparfaite. L'histoire des sciences est une rectification indéfinie et il n'y a plus rien d'étonnant à ce que nous puissions connaître le réel si nous voyons que cette connaissance est progressive, lente. Le temps explique que nous approchions petit à petit de la réalité. Ce qui serait incompréhensible ce serait une connaissance immédiate mais en réalité il y faut des siècles.
Conclusion

Le sujet posait un paradoxe en réalité apparent. D'abord les mathématiques ne rendent qu'imparfaitement compte du réel et de façon progressive, ensuite derrière notre sujet se cachait le présupposé idéaliste selon lequel l'esprit serait séparé du réel et aurait donc des difficultés à le rejoindre. Mais l'esprit n'est pas séparé du réel. Nous sommes le produit d'une évolution elle-même issue d'un jeu de lois physiques et chimiques qui permit la naissance des premiers vivants. Au fond, se poser séparément ces deux questions, "pourquoi sommes-nous intelligents ?" et "qu'est-ce qui rend la réalité intelligible ?", c'est ne pas voir qu'il s'agit d'une seule et unique question : pourquoi y a-t-il un ordre du monde auquel répond l'ordre de cette pensée qui en est issu ? Pourquoi n'y a-t-il pas le chaos ? Mais cette question est insoluble car justement toute pensée suppose l'existence d'un ordre. On ne saurait penser un chaos. L'ordre est le présupposé de la pensée, son fondement et non son objet, non ce sur quoi elle devrait s'interroger.
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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 14:57
LOGIQUE ET CALCUL - MATHÉMATIQUES
L'Univers est-il mathématique ?
Pour expliquer la déraisonnable efficacité des mathématiques, Max Tegmark suggère une méthode radicale : considérer que le monde physique est purement mathématique.
Jean-Paul DELAHAYE



L'auteur
Jean-Paul DELAHAYE est professeur à l'Université de Lille et chercheur au Laboratoire d'informatique fondamentale de Lille (LIFL).

Pythagore et ses disciples pensaient que le secret du monde tenait en quelques mots : « Toute chose est nombre. » Aujourd'hui, la science est parfois tentée de reprendre l'idée pythagoricienne en l'étendant sous la forme « Tout est mathématique », ce que Galilée disait déjà : « Le livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Le sens et la portée de ces liens entre la science et les mathématiques sont un permanent sujet d'intérêt.
Le cas de la physique est frappant : plus que toute autre discipline, la physique s'appuie sur les mathématiques. La question est alors : les entités que les mathématiques décrivent (les groupes, les variétés, les fonctions...) sont-elles différentes de celles dont la physique affirme l'existence (les électrons, les champs magnétiques, les photons...). Cette interrogation est centrale si nous voulons comprendre ce que le physicien Eugene Wigner (1902-1995) a appelé « La déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature ».
Une réponse simple à la question de Wigner est que les mathématiques sont efficaces (a) parce que le monde physique est un objet mathématique, ou, plus radicalement encore, (b) parce que l'existence physique n'est pas différente de l'existence mathématique. Ces deux conceptions extrêmes sont rarement prises au sérieux – peut-être parce qu'il faudrait que nous acceptions de nous considérer comme des entités mathématiques ? Le cosmologiste Max Tegmark, professeur à l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT), s'y est intéressé et a examiné les deux positions (a) et (b).
M. Tegmark prend au pied de la lettre l'idée que le monde physique pourrait être un objet mathématique. Il distingue bien sûr cette vision de l'idée que le monde physique se laisse partiellement comprendre ou modéliser à l'aide d'objets mathématiques, ce qui est la conception galiléenne admise... mais qui malheureusement n'aide en rien pour répondre à la question de Wigner.
Réalisme structurel et mondes parallèles
Pour M. Tegmark, résoudre le problème de Wigner est simple : « Le monde physique est un objet mathématique que nous identifions et construisons petit à petit ; les approximations variées que sont nos théories physiques sont des réussites, car des structures mathématiques simples constituent de bonnes approximations de structures mathématiques complexes. » Si l'Univers est un objet mathématique que petit à petit nous « reconnaissons », l'efficacité des mathématiques n'est plus mystérieuse : les objets mathématiques que nous utilisons pour comprendre le comportement de l'Univers deviennent de plus en plus efficaces parce qu'ils sont de plus en plus proches de ce que l'Univers est vraiment. Élémentaire, mon cher Watson !
Cette conception philosophique, dénommée réalisme structurel universel, ne nous dit pas si nous...
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5 octobre 2013 6 05 /10 /octobre /2013 21:11

Des études sérieuses démontrent l'étroite liaison entre notre cerveau et notre abdomen, à tel point que l'on peut qualifier ce dernier de « second cerveau » (ou cerveau entérique). Le Chi-Nei-Tsang, technique de massage chinoise, vise rien de moins, que de rétablir bien-être et joie de vivre, en détendant notre ventre, qui est mémoire de toutes nos émotions.

Le Chi-Nei-Tsang (CNT) ou massage régénérateur des organes internes, issu de la plus ancienne tradition chinoise, a été proposé depuis peu en Occident par Mantak Chia (1) et ses disciples. II est avant tout un moyen extrêmement efficace pour dissoudre des énergies négatives accumulées dans les principaux organes du corps au fil des ans, lesquelles se manifestent à terme sous la forme d'innombrables pathologies somatiques, ou de perturbations d'ordre psychique ou émotionnel, non moins nombreuses.

Des émotions négatives telles que la peur, la colère, l'anxiété, la tristesse ou le découragement (si elles sont trop fréquentes ou deviennent chroniques) engendrent des obstructions énergétiques très dommageables pour la santé. Le même préjudice peut être provoqué par des causes matérielles comme les interventions chirurgicales, des accidents physiques, la prise de drogue ou de certains médicaments, le stress dû à une surcharge permanente de travail, un choc affectif soudain ou brutal, une alimentation médiocre, ou bien se tenir habituellement dans une mauvaise posture.

Intégré dans une hygiène de vie globale quotidienne, le CNT soulage, assouplit, détend, libère toutes sortes de tensions et de toxines et « remet à neuf » au sens large du terme, neutralisant en tout ou partie ces agents délétères, et constituant ainsi une magnifique thérapie de contact, à la fois préventive et curative, à pratiquer sur soi-même ou sur autrui.

A la différence du shiatsu, venu jusqu'à nous du Japon, qui agit sur les organes majeurs par acupression digitale sur le parcours des grands méridiens corporels(2), le CNT oeuvre en prise directe sur chaque organe, ou plus exactement sur chacune des cinq grandes unités organo-énergétiques doubles de la médecine chinoise : poumons / gros intestin (archétype « métal »), reins / vessie (archétype « eau »), foie / vésicule biliaire (archétype « bois »), coeur / intestin grêle (archétype « feu ») et le couple rate pancréas / estomac (archétype «terre ») (3).

En pratique il interviendra par zones du corps : abdomen, diaphragme, thorax, aine, zones latérales du ventre, zone dorsolombaire ou rénale du dos. La première se révèle être la plus importante, celle qui de tous temps fit l'extrême popularité du CNT dans son pays d'origine, et hissa ce massage au rang de technique maîtresse de santé, là comme ailleurs.

Quelle incomparable source de mieux-être, de décrispation, d'apaisement, de relaxation bienfaisante (quand ce n'est pas de libération émotionnelle parfois soudaine, voire poignante, accompagnée ou non de larmes), qu'une séance bien conduite de Chi-Nei-Tsang sur un ventre, qui se dévoile au toucher, gonflé, convulsif, raidi, douloureux ! Ici (peut-être même plus qu'ailleurs) le massage doit se muer en geste de tendresse et d'amour pour tenir toutes ses promesses.

Les agents perturbateurs cités plus haut (qu'ils se soient déjà manifestés comme pathologies confirmées ou pas encore) se matérialisent toujours sur (et dans !) le ventre, et pourront être identifiés aisément sous la forme d'irrégularités sous-cutanées variées, d'enchevêtrements et même de véritables « noeuds » de nerfs, vaisseaux sanguins, ou ganglions lymphatiques, plus ou moins durcis, sans parler des amas irréguliers de cellulite, et des plis de lard à hauteur de la sangle abdominale, ou plus bas, qui trahissent (entre autres facteurs) une vie trop sédentaire, et en manque d'exercice, une alimentation trop riche et abondante, une absence souvent absolue de tonicité musculaire. Tôt ou tard viendront s'inscrire et cristalliser sur l'abdomen, (notre grande zone molle et vulnérable, intime et donc protégée, d'ordinaire occultée), les contradictions, tensions et conflits de toute nature que nous cumulons au fil de notre vie... Nulle part, en vérité, plus clairement et nettement qu'ici.

De nombreux bienfaits

Les techniques que le CNT met en œuvre, peuvent dissoudre ces blocages, défaire ces nœuds et enchevêtrements congestifs (bien réels), éliminer ces crispations parfois très anciennes, réduire de beaucoup le fardeau adipeux, détendre intégralement et permettre à l'énergie de couler à nouveau librement, vitalisant tout l'abdomen et, au-delà, l'ensemble de l'organisme. Elles peuvent en outre atténuer ou faire d'emblée disparaître les émotions négatives, l'anxiété, l'angoisse et les états dépressifs, faisant renaître une joie de vivre, longtemps ternie, qui ira souvent de pair avec des résultats physiologiques spectaculaires : disparition de troubles fonctionnels et neurovégétatifs localisés tels que la constipation, la diarrhée, les colopathies spasmodiques et ulcéreuses, les gastralgies, les crampes abdominales et les points douloureux sur tous les plexus de la face antérieure.

Mais au-delà du ventre, ce massage agit aussi (et c'est remarquable) en améliorant les systèmes cardio-vasculaire et pulmonaire dans leur ensemble ainsi que les fonctionnalités sexuelles, en régularisant efficacement la tension artérielle et le poids corporel, en réduisant ou faisant disparaître des souffrances articulaires, l'insomnie, la fatigue chronique, certaines allergies et des migraines tenaces, les rhumatismes, des douleurs musculaires et des névralgies diverses à l'autre bout du corps, le diabète et jusqu'au « mauvais » cholestérol, sans parler des excellents résultats obtenus sur les maux de dos tels que sciatiques et lombalgies, même chroniques, et des raideurs et douleurs de la nuque et du cou.

Une découverte scientifique

Comment de tels résultats sont-ils possibles ? Comment un ensemble de techniques de massage, précises et délicates, certes, mais au demeurant accessibles à tous, peuvent ainsi ouvrir la voie à une régénération intégrale et soigner, voire aider à guérir, le corps et l'esprit ?

Même s'il doit être complété, naturellement, par diverses mesures judicieuses d'accompagnement, le Chi-Nei-Tsang (et d'autres approches de contact analogues) affichent une efficacité étonnante sur ces deux registres. Nous avons la clé pour la réponse dans une découverte scientifique récente, extraordinaire : nos intestins constituent un deuxième cerveau, très similaire à celui logé dans la tête.

Les Anciens, taoïstes et indiens (des Indes, d'Amérique ou d'ailleurs) le savaient, eux pour qui le ventre était les « racines de la vie », le siège de l'âme, et qui comparaient la structure du cerveau à celle, en particulier, de l'intestin grêle, l'un comme l'autre doté de circonvolutions étonnement ressemblantes. Mais le parallèle morphologique se double par ailleurs d'un incroyable faisceau de similitudes : ce véritable deuxième cerveau inséré au sein de notre corps, appelé le système nerveux entérique, est situé dans une gaine tissulaire revêtant l'œsophage, l'estomac et surtout l'intestin grêle et le côlon. Parfaite unité fonctionnelle intégrée, il est composé de neurones, de protéines et de neurotransmetteurs qui renvoient en tous points au cerveau « d'en haut » et interagissent de façon tout à fait autonome ; capable d'apprendre, se souvenir, et engendrer émotions et sentiments.

Ce second cerveau « d'en bas », affirme le Pr Michael Gershon, de l'Université Columbia de New York, et qui l'étudie depuis trois décennies, joue un rôle crucial dans les misères et le bonheur des hommes... Ce faisant, ce chercheur consacre scientifiquement, comme d'autres l'ont fait avant lui dans des domaines différents, le lien indissoluble qui existe entre le corps et l'esprit, le soma et la psyché. La neuro-gastroentérologie était née...

Le système nerveux entérique se reflète en miroir dans le système nerveux central, et vice-versa, et les deux communiquent constamment par le biais du nerf dit vague, mais sans perdre leur indépendance. Presque toutes les substances qui déterminent le fonctionnement du cerveau encéphalique se retrouvent dans le ventre : des neurotransmetteurs majeurs comme la dopamine, la norépinéphrine, la mélatonine, l'acétylcholine, l'oxyde nitirique et -notamment-la sérotonine sont là (au total, une vingtaine). Deux douzaines de petites protéines cérébrales, les neuropeptides, y sont logées, comme le sont les principales cellules du système immunitaire, engendrées sur place en très grande quantité (70 à 80 % du total de l'organisme !). Plus stupéfiant encore : une catégorie très importante de substances opiacées endogènes, les enképhalines, résident ou prennent naissance dans la zone abdominale, tout comme les benzodiazépines, puissantes drogues psycho actives qui soulagent l'anxiété et l'angoisse et sont le principe actif essentiel du Valium bien connu. Jusqu'à assez récemment, on estimait que les intestins étaient un tube « branché » sur le cerveau, (plutôt neutre et docile), qu'il agissait sur commande. Erreur ! Personne, jusqu'aux travaux de Gershon et du Dr David Wingate, de l'Université de Londres, n'avait pris la peine de compter les neurones du ventre : ils sont cent millions, davantage que dans la mœlle épinière ! Or, le nerf vague ne relie ce cerveau entérique à celui de la tête que par un faisceau d'environ 2 000 neurones... Les autres, tous les autres, se consacrent à des tâches spécifiques et autonomes ne dépendant pas directement du cerveau supérieur !

Peu à peu, ce nouvel éclairage anatomophysiologique permet de mieux comprendre pourquoi les gens agissent, réagissent et ressentent comme ils le font ; pourquoi des antidépresseurs comme le dangereux Prozac - pourtant si répandu - tendent à bouleverser et à dégrader d'une façon ou d'une autre la fonction intestinale, car ils « confisquent » la sérotonine, « arbitre secret de nos états d'âme », selon la très heureuse formule de Pierre Pallardy (4) - et la mettent à la disposition du système nerveux central, artificiellement, au détriment de système entérique. C'est jouer avec le feu...

Nous avons dans le ventre, pour peu que nous le laissions bien fonctionner, toute la pharmacopée biochimique nécessaire à notre détente, à notre joie de vivre et à notre épanouissement... ne vaut-il pas mieux le masser amoureusement, pour l'assainir, le tonifier et le stimuler, que l'empoisonner à petit feu avec des drogues ?

Toute altération d'un système nerveux se répercute immanquablement sur l'autre ; cette correspondance semble même particulièrement frappante dans le cas des maladies auto-immunes, telles que les colites ulcéreuses, la maladie de John ou la redoutable maladie d'Alzheimer. Les victimes de cette dernière, par exemple, ainsi que celles atteintes de Parkinson, souffrent de constipation. Leurs nerfs entériques sont aussi malades que ceux de leur premier cerveau, et des plaques amyloïdes véritable signature de l'Alzheimer et d'autres encéphalopathies (que l'on appellera à l'avenir entéro-encéphalopathies ?)- apparaissent en même temps dans la tête et dans les intestins !

L'une des conditions cruciales de la santé est, vraiment, le fonctionnement coordonné et harmonieux, la coopération constante des deux cerveaux de l'être humain. Le second cerveau, abdominal, est (ne l'oublions pas) le gardien principal de notre immunité, fonction primordiale de survie et de longévité. Si le pacte est rompu, nous avertit le Pr Gershon, « il y aura chaos dans notre ventre (et ailleurs dans notre corps) et misère dans notre tête... ».

A la lumière de tout ce que nous venons de voir, le Chi-Nei-Tsang de l'abdomen peut devenir, en effet, un gardien authentique du bien-être au quotidien, protégeant notre santé sur tous les plans. Mais finalement en quoi consiste-t-il ?

Les techniques

Une description de chacune de ses techniques, et de chacun de ses objectifs, aussi sommaire soit-elle, dépasserait notre propos dans le cadre de cet article. En annexe nous donnerons quelques pistes pour se renseigner plus avant (5) et, si on le désire, apprendre le CNT, ce qui dans tous les cas doit se faire - du moins au début - avec un instructeur compétent. Sur le ventre, ce massage chinois dépendra de la forme, la taille et l'état de celui-ci, ainsi que de la nature du problème à résoudre ou plus largement du but recherché, et donc aussi de la profondeur que l'on veut atteindre (pression digitale plus ou moins forte). Les techniques manuelles employées seront donc très diverses, avec toutes les variantes liées également à la taille, et à la morphologie des mains du sujet traitant (soi-même, si on exerce en automassage), à son expérience, à son adresse, à sa sensibilité et - in fine, élément essentiel - à sa perception directe, charnelle, intuitive, des besoins du sujet traité. Voici, d'une façon très générale, les principales :

 - Massage avec le(s) pouce(s) en position verticale ou horizontale, en glissement vers l'avant ou l'arrière, afin d'ouvrir, selon la terminologie imagée employée par les Chinois, les « portails du vent », préalable indispensable à toute séance de CNT.

Technique importante, utilisable dans de nombreux autres contextes. Possibilité de masser avec les deux pouces, l'un face à l'autre, l'un devant l'autre ou bien l'un sur l'autre, afin d'accroître la pression digitale et creuser plus profondément dans le ventre.

Massage avec le coude, en cas de forte corpulence du sujet traité, et face à un ventre plutôt volumineux, enrobé, raide et crispé, ou très musclé. Également si le praticien n'a pas (encore) assez de tonicité dans les mains et doigts. Agir toujours progressivement, avec précaution et délicatesse.

Massage avec le tranchant de la main, droite ou recourbée, perpendiculairement au ventre. Agir avec une ou les deux mains en même temps, en position symétrique. Technique souvent employée d'abord en périphérie de l'abdomen (au voisinage du diaphragme, de l'os de la hanche et de la zone pelvienne) en variant au besoin l'inclinaison des mains et leur degré de courbure. Action de drainage, d'écopage ou de balayage-ramassage très efficace ; possibilité de lui imprimer dans certains cas un va-et-vient qui rappelle l'action de scier.

Massage par pétrissage ou malaxage. Lorsqu'il est fait adroitement, avec sensibilité et souplesse, c'est l'une des techniques les plus belles, efficaces et agréables du Chi-Nei-Tsang abdominal. Avec elle on accomplit la « petite vague » sur l'ensemble du ventre (en aller et retour), massage latéral, général, assouplissant et détendant, qui intervient presque toujours en début de séance. Les mains agissent parallèlement. On peut compléter au besoin par un palpé roulé, excellent pour freiner, voire dissoudre, la prolifération cellulitique dans le tissus conjonctif (saisir la peau, la décoller et la faire rouler entre le pouce et les autres doigts).

Massage avec la base charnue de la main et les quatre doigts d'en face, en alternance. Ici les mains travaillent indépendamment l'une de l'autre, le cas échéant, ensemble. Cette technique, variante de l'antérieure, est d'un usage très diversifié et adaptable ; sert notamment pour accomplir la « grande vague » en faisant le tour du ventre dans le sens des aiguilles d'une montre, ou dextrogyre. Cette « vague » ample, qui accompagne le sens d'enroulement du côlon et le transit intestinal en opérant une action de drainage et décongestion, est l'un des modes opératoires caractéristiques du CNT ventral. Avec ce massage on peut agir sur - outre les intestins -le foie, l'estomac et le tandem rate pancréas, organes situés en périphérie de la zone abdominale.

Massage avec le bout des doigts, ensemble ou séparément. Ici on agira par pressions soutenues ou successives, par secousses ou à l'aide de vibrations sur des points déterminés du ventre que l'on voudra traiter, au besoin en envoyant de l'énergie de manière consciente. Cette projection énergétique - ou, au contraire, sa dispersion - est une pratique constante en CNT abdominal, mais cette technique-ci est particulièrement appropriée pour cela. Un appel délibéré à l'énergie, véhiculée par un ou deux doigts, a lieu notamment pour « brûler ou dissoudre un vent malade ».

Massage par spirales ou rotation ponctuelles. C'est encore l'une des techniques emblématiques du CNT ventral. Elle se fait avec un ou deux doigts, sur une zone très localisée, dans le sens des aiguilles d'une montre ou inversement, en surface ou bien en profondeur, par une pression digitale plus forte. C'est un procédé très efficace de détoxification, qui dissout des « grains de sable » ou impuretés véhiculées par, et accumulées dans, la lymphe. II est aussi employé pour traiter la vésicule biliaire, notamment, et les autres organes périphériques majeurs.

Travail avec la main tout entière (l'une d'elles ou les deux), soit en massant, soit en imposition immobile sur la peau du ventre ou au-dessus - hors contact- par rayonnement énergétique. C'est la technique la plus souple, où la part de sensibilité et d'intuition du pratiquant s'exercera le plus librement et directement, sans contraintes. Par ce travail, le CNT rejoint bien d'autres massages dont le but - soulager, aider, guérir - est le même que le sien (6).

Mais le CNT ne fait pas tout

Certes, aussi remarquable soit-il, le Chi-Nei-Tsang abdominal, à lui tout seul, ne saurait être une clé unique de santé, ou une panacée universelle : celle-ci, ne nous en déplaise, n'existe pas. Sans un environnement favorable et une politique globale et cohérente de santé, ce magnifique (auto) massage restera un atout appréciable, bénéfique dans tous les cas, mais palliatif, partiellement amputé de son réel pouvoir de guérison.

Partir à la reconquête de sa santé implique qu'on l'associe avec une alimentation biologique, naturelle, variée et pleine de vitalité, équilibrée, à dominante végétarienne, volontiers et d'ordinaire frugale et prise à bon escient, avec une activité physique réelle, régulière, soutenue et adaptée à notre âge et à nos capacités, et avec l'adoption - ceci est capital - de postures et d'exercices quotidiens de gymnastique respiratoire à répercussion (voire à visée) abdominale, dont la synergie avec les soins manuels apportés au ventre peut être extraordinairement bénéfique.

La Bioénergétique taoïste (1) et le Yoga, seul ou par le biais du Pranayama (7) en proposent d'excellents ; ils constituent un bienfait incomparable pour tous les organes, sans exception, logés sous le diaphragme. Parachevant ces mesures, j'ajouterai des exercices abdominaux réguliers pour tonifier et dynamiser la charpente musculaire qui soutient le ventre (et lutter contre le manteau adipeux qui tend à l'enrober avec l'âge), le port d'une ceinture protectrice de flanelle laine coton pendant la nuit et, par temps froid, de jour également (8) et, enfin, la prise à intervalles plus ou moins espacés, d'un excellent adjuvant alimentaire, que l'on qualifie de « probiotique ». Grand protecteur intestinal, il s'agit d'une préparation de lactobacilles sélectionnés qui régénèrent la flore et la faune de notre long « second cerveau », empêche la prolifération de bactéries pathogènes en son sein, facilite grandement la digestion, aide à la synthèse de certaines vitamines essentielles et améliore beaucoup les défenses immunitaires que - nous le savons déjà - notre système entérique engendre en grand nombre.

Le ventre, organe du bonheur...

Ce raccourci, à première vue exagéré, n'est en rien une outrance ! Autant que notre structure mentale, sinon plus - et en tout cas en liaison intime avec elle - notre ensemble abdominal, dans sa riche complexité non encore entièrement explorée par la science, détermine profondément notre vie affective, modèle et façonne nos émotions, et à son tour se voit affecté par elles ; par sa batterie de neurotransmetteurs et autres substances psychoactives endogènes, a le pouvoir de faire naître vague-à-l'âme ou joie de vivre, désarroi ou plaisir, mal de vivre ou plénitude. Doué de mémoire, il est, en outre, l'archive de nos souvenirs émotionnels depuis la plus tendre enfance...

Les Chinois savaient tout cela. Ils associaient la colère, l'anxiété, la préoccupation, la tristesse et la peur avec différents secteurs ou zones de l'intestin. « L'automassage du ventre a le pouvoir de créer un bien-être immédiat au niveau du cerveau supérieur, à travers les endorphines (ou hormones du bien-être) qui, dans la lutte contre les douleurs, sont beaucoup plus efficaces que tous les médicaments calmants. » nous dit encore Pierre Pallardy (4). Il ajoute : « en massant l'estomac, vous agissez sur la concentration, en massant le gros intestin, sur la résistance aux émotions (négatives), en massant la zone de la rate, on combat fatigue et dépression, en massant foie et vésicule biliaire, on chasse l'anxiété... ».

Puisse le Chi-Nei-Tsang, devenir pour chacun d'entre nous, un outil de santé, de longévité et d'épanouissement global à la portée de nos mains bienveillantes. 

Matéo Magarinos.

Dr en biologie appliquée, conseiller en diététique et nutrition, instructeur associé en Bioénergétique taoïste.

Article paru dans le mensuel BIOCONTACT n° 134 de mars 2004.


(1)           Maître chinois né en Thaïlande, compilateur et rassembleur de vieilles traditions taoïstes de santé d'une grande richesse - alors en voie de disparition - qu'il appela 'Universal (ou Healing) Tao', mieux connues dans les pays francophones sous le nom, très précis, de Bioénergétique taoïste. Le Chi-Nei-Tsang en fait partie.

(2)           Canaux énergétiques qui, selon la médecine d'Orient, sillonnent le corps humain et conditionnent la circulation de l'énergie - ou chi - en périphérie et à l'intérieur de celui-ci.

(3)           Engendrés par l'action de la célèbre polarité Yin - Yang, ces cinq archétypes de tout ce qui existe dans le monde forment un canevas fondamental - dit système des cinq éléments - pour tous les aspects de la médecine chinoise.

(4)           in « Et si ça venait du ventre ? », Ed. Robert Laffont, 2002. Pierre Pallardy est un ostéopathe et un diététicien avec une vaste expérience de terrain.

(5)           Fondateur et Directeur de l’Institut de Chi Nei Tsang de Berkeley en Californie : http://www.chineitsang.com Gilles Marin est l’auteur de « Guérir de l’intérieur avec le Chi Nei Tsang » (bientôt édité en Français).

(6)           Répétons que cette énumération des techniques du CNT ventral ne vise nullement à remplacer l'instructeur ou le thérapeute - au début irremplaçables - mais cherche simplement à en informer le lecteur.

(7)           Véritable science du respir forgée en Inde dans le sillage du Hatha-yoga, mais se distinguant de lui.

(8)           Des dangereux refroidissements sont fréquemment subis par les organes vitaux du pourtour abdominal (foie et vésicule, estomac, rate-pancréas et, par derrière, les reins). Tous - on ne le dira jamais assez - aiment la chaleur et en ont besoin pour bien fonctionner !

 L I R E

- « Guérir à partir de l'intérieur avec le Chi Nei Tsang », Gilles MARIN, sortie prévue en version française 2007, Ed. Trédaniel

- « Le Chi-Nei-Tsang, massage des organes internes », Mantak Chia, Ed. Trédaniel.

- « Chi-Nei-Tsang II », Mantak Chia, (vient de paraître), Ed. Trédaniel.

- « Et si ça venait du ventre ? », Pierre Pallardy, Ed. Robert Laffont.

- « Les chemins du bien-être », Pierre Pallardy, Ed. Fixot.

- « The second brain », Michael D. Gershon, Ed. Harper Perennial (en anglais).

- « Les mains du miracle », Joseph Kessel (de l'Académie française), Ed. Plan.

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8 août 2013 4 08 /08 /août /2013 13:02

On a retrouvé dans les papyrus médicinaux l’utilisation des produits apicoles tel que le miel et la propolis, c’était les premières traces de l’apithérapie...

Dans la mythologie de l’ancienne Égypte, les abeilles sont nées des larmes du Dieu solaire Rê. En tombant sur le sol, elles se transformèrent en abeilles, qui construisirent des rayons et fabriquèrent du miel pour le bien-être des hommes. L’abeille est avant tout le symbole de la Basse-Égypte unifié avec le roseau, symbole de la Haute-Égypte, scellant ainsi l’unité du pays…

Différentes scènes de la vie apicole ont été retrouvées sur des tombes égyptiennes montrant la vie quotidienne des défunts. On y voit que les égyptiens consommaient régulièrement du miel, celui-ci était offert en offrandes aux dieux ; les pharaons l’utilisaient en boisson lors du mariage, d’où la lune de miel. Le miel était considéré comme un produit luxueux pour les onguents et les médicaments.[i] Quand à la cire d’abeille, elle était utilisée pour les momies, les parchemins et les bateaux et les rites d’exécrations pour anéantir les ennemis.

On a retrouvé dans les papyrus médicinaux, l’utilisation des produits apicoles tel que le miel et la propolis, c’était les premières traces de l’Apithérapie (l’Apithérapie est une méthode de soins naturelle basée sur les produits de la ruche. Elle s’utilise pour prévenir et traiter les maladies et pour favoriser la guérison. La thérapie individuelle utilise essentiellement les six produits apicoles suivants : le miel, la propolis, la gelée royale, le pollen de fleurs, le venin d’abeille et la cire d’abeille).

Les papyrus médicaux égyptiens seraient un extrait des ouvrages de Thot, ils ont été découverts au XIXème siècle. Les ouvrages de Thot constituaient une encyclopédie regroupant la Théologie, Astrologie et Médecine d’après Clément d’Alexandrie, les six derniers des 42 ouvrages de Thot concernaient la science médicale.

Avant la découverte des papyrus, les seuls témoignages étaient ceux de l’antiquité. Une nouvelle traduction des papyrus a permis de revoir la définition de la maladie de l’ancienne Égypte.[ii]

Plusieurs papyrus ont été découverts des fouilles clandestines ou officielles, voici les plus importants qu’on retrouve :

  •  Le papyrus SMITH, il a été découvert en 1860 à Thèbes est un manuel chirurgical pour soigner des blessures précises. Il est conservé à la bibliothèque de l’Académie de médecine de New York datant du début de la 18e dynastie.[iii]
  •  Le papyrus EBERS,  il date de 1550 ans avant notre ère, début du Nouvel Empire. C’est un manuel pratique pour le soulagement de nombreux maux, il est conservé à la bibliothèque de l’Université de Leipzig, le plus long connu à ce jour (20 m).[iv]
  •  Le papyrus de Brooklyn, il date de l’époque ptolémaïque (dynastie pharaonique qui régna sur l’Égypte antique de -323 à -30). Ceci papyrus traite des reptiles (plus particulièrement les serpents) avec les antidotes à utiliser.
  • Le papyrus de Londres, il date de la XXème dynastie (vers 1100 av. J.-C.) et contient surtout des formules magiques dont plusieurs sont destinées à aider l’efficacité de médications oculaires[v]
  •  Le papyrus Copte de CHASSINAT, c’est le dernier papyrus médical connu, traduit en 1921 par Chassinat. il a été écrit au IXè siècle après J.C. Ce document relativement récent reproduit des prescriptions s’appliquant aux affections oculaires datant de l’Ancien Empire.[vi]

La traduction des papyrus a permis de constater que :

  • le miel était l’ingrédient le plus utilisé dans les remèdes, tant en usage externe qu’en usage interne. La proportion de miel allait de 20 à 84% dans les remèdes. Il était utilisé comme onguent pour les blessures et les brûlures par ses propriétés antiseptiques, les femmes pratiquaient la contraception à l’aide de préparations à base de miel par ses propriétés spermicides, le miel traitait les problèmes ophtalmologiques par ses propriétés anti-inflammatoires, etc., pour nommer que celles-ci.
  •  La propolis était utilisé par les grands prêtres de l’ancienne Égypte pour les embaumants des momies grâce à ses propriétés antifongique et antioxydants. [vii] La propolis n’était nullement référencée dans les papyrus médicaux alors que le miel et la cire apparaissent plusieurs fois. Vers la fin du XXième siècle, un apiculteur souleva ce point à un égyptologue spécialisé qui fit le lien dans les textes entre le terme « chiure de mouche » et la propolis[viii].Ceci permit de découvrir que la propolis était utilisé dans différents traitements tel que les abcès, seins douloureux, dessécher une plaie, etc.
  •  La cire d’abeille était utilisé pour les vertus adoucissantes de celle-ci afin d’éviter l’adhérence des pansements sur la plaie. Elle était utilisée aussi par les prêtres égyptiens pour les embaumements.

L’ancienne Égypte avait intégré l’apiculture avec ses produits apicoles à tous les niveaux de son fonctionnement, du clergé à la vie quotidienne. On retrouve principalement comme produit de consommation le miel, mais les papyrus médicaux n’ont pas fini de nous dévoiler leurs secrets. Des traductions sont révisées régulièrement changeant le texte de celui-ci, comme nous avons plus le voir, le terme « chiure de mouche » qui faisaient bien sourire des égyptologues mais qui était en fin de compte de la propolis. Peut-être qu’un travail conjoint d’apithérapeute et d’égyptologue permettront de revoir la traduction de ces papyrus et d’identifier de nouveaux éléments tel que la gelée royale et le pollen qui sont « à priori » nullement mentionné.


[iii] http://www.louvre.fr/ - Louvre - Dossier thématique : L’art du médecin égyptien.

[iv] http://www.louvre.fr/ - Louvre - Dossier thématique : L’art du médecin égyptien.

[v] http://www.snof.org/histoire/egypte1.html - Syndicat national des ophtalmologistes.

[vi] http://www.snof.org/histoire/egypte1.html - Syndicat national des ophtalmologistes

[vii] http://www.immortelleegypte.com/articles.php?lng=fr&pg=405

[viii] Ruches et abeilles : Architecture, traditions, patrimoine ; Auteurs : Jean-René Mestre, Gaby Roussel ; Éditeur : EDITIONS CREER, 2005 ; ISBN : 2848190361, 9782848190365.

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8 août 2013 4 08 /08 /août /2013 12:50

L’apithérapie veut dire soigner avec les abeilles, c’est une pratique millénaire. Il s’agit de connaître et d’utiliser les propriétés des produits des abeilles en vue de perfectionner et de maintenir la santé des êtres humains.

Elle est une méthode de soins naturelle complémentairebasée sur les produits de la ruche. Elle s’utilise pour prévenir et favoriser la guérison. La thérapie individuelle utilise essentiellement les six produits apicoles suivants : le miel, la propolis, la gelée royale, le pollen de fleurs, le venin d’abeille et la cire d’abeille.

Dans cet article, nous allons parler du pollen, second article dans cette série (voir le premier article : les vertus du miel), suivront plus tard les autres produits apicoles.

Le pollen est issu des fleurs et est le spermatozoïde des fleurs. Les abeilles visitent plusieurs milliers de variétés de fleurs, juste en se baignant et se frottant dans les fleurs, toute une richesse à notre portée. Une fois ramenées dans la ruche, ces pelotes sont stockées quelques jours. Par fermentation, elles vont évoluer vers un aliment appelé pain d’abeilles.[i]

Le pollen contient les protéines, vitamines et les graisses indispensables pour produire de nouvelles abeilles. Le pollen est récolté à l’entrée des ruches par les apiculteurs avec une trappe à trou pour permettre aux abeilles de passer mais assez suffisant pour retenir le pollende leurs pattes.[ii] 

Le pollen est un « concentré de plante », rien que par les variétés des plantes (2000 espèces de plantes visitées par les abeilles), le pollen présente une caractéristique multi couleur. Rien que par sa composition, 35 gr quotidien de pollen peut satisfaire les besoins en protéines pour l’homme, de quoi devenir végétarien. Le pollen contient 22 acides aminés (comme les 22 lettres hébraïques origine de la création de l’univers)  à lui tout seul, 18 vitamines, 25 minéraux (Ca, Mg, P, ..), etc.

Voici une liste d’indication où le pollen peut favoriser une guérison en mode complémentaire (les indications mentionnées ne signifient pas évidemment que le pollen est capable, à lui tout seule, de résoudre l’affection ou le trouble envisagé).

Propriétés / Effets / Indications [iii]

Propriétés

Effets

Indications

Contre-Indications

Système tégumentaire

Anti-inflammatoire

Diminue l’œdème
Améliore la structure de la peau (vitamines, collagènes)

Acné
Ongles fragiles
Peau sèche
Eczéma
Trouble de la croissance des ongles
Chute des cheveux
Maladie d’irradiation
Faible tonicité de la peau
Peau rêche
Alopécie
Ulcère variqeux

 

Système respiratoire et O.R.L

Anti-allergique
Anti-inflammatoire

Longues proteines donnes des allergies mais fait le contraire en petite dose avec du miel
Améliore les fonctions de l’oeil par ses substances nutritives pour le foie

Rhinite allergique
Angine
Asthme bronchique
Bronchite
Toux chronique
Grippe
Angine de poitrine
Vertige d’origine ophtalmologique
Vue trouble

Allergies qd administré à l’état brut

Système musculo-squelettique

 

Stimulation
Améliore la nutrition et les fonction des muscles
Améliore le processus de naissance (muscle fort pour le processus de naissance)

Hernie abdominale
Arthrite
Troubles de la croissance
Rhumatisme

 

Système circulatoire

Anti-athérosclérose
Antioxydant
Tonifiant
Anti-hémorragie

Diminue les hémorragies
Abaisse l’hypertension
Donne un sentiment de bien être par la présence des acides aminés dans le sang
Améliore l’hémoglobine du sang et de la production de globules rouges
Améliore la circulation du sang
Augmente les niveaux alpha et béta globulines
Renforce les vaisseaux capillaires
Renforce le coeur

Anémie
Hyperlipidémie
Arythmie
Artériosclérose
Athérosclérose
Fragilité des capillaires
Athérosclérose cérébrale
Phlébite
Hémorragies d’origine vasculaire
Insuffisances cardiaques
Ulcère variqueux
Varicosité

 

Système immunitaire

Antiparasites
Anti-pyretique
Anti-bactérien
Antibiotique

Diminue le risque de maladie génétiques
Améliore les fonctions de la thyroïde
Accroit le système immunitaire

Allergie
Fièvre
Grippe
Système immunitaire faible

 

Système reproducteur

Aphrodisiaque doux
Tonifiant

Améliore les fonctions de la prostate
Améliore la puissance sexuelle

Hypertrophie bégnigne de la prostate
Maladie du sein
Cancer
Prostatite chronique
Diminution du désire sexuel
Dysménorrhée
Infertilité masculine
Troubles menstruels
Troubles de la grossesse
Syndrome de la pré ménopause
Adénome de la prostate
Inflammation de la prostate
Cancer de la prostate

 

Système urinaire

Diurétique

Stimulant biologique

Maladie de la vessie
Colibacillose
Maladie des reins
Infections urinaires

 

Système digestif

Anabolisant
Anti-carie
Anti-toxique

Anorexie
Diététique
Diminue le taux de cholestérol
Alimentation de haute qualité
Améliore les fonctions du gros intestin
Améliore les fonctions de l’estomac
Améliore la flore intestinale
Améliore les fonctions du foie 
Améliore le stockage de la vitamine C dans les glandes, l’intestin grèle, etc.
Règle le poids du corps
Stimule la production des substances du corps

Métabolisme énergique diminué
Dystrophies
Intoxications
Obésité
Sous-nutrition
Œsophage
Sténose de l’œsophage
Estomac
Cancer de l’estomac
Ptose gastrique (descente estomac)
Ulcère gastrique
Gastrite
Fistule gastro-colique
Ulcère Gastro-dudodénal
Gastro-entérite
Sténose du pylore
Duodénum
Ulcère duodénal
Parasitoses
Foie
Dystrophie aigue du foie
Affection des cellules hépatiques
Addiction à l’alcool
Hépatite Chronique
Maladie Chroniques du foie
Cirrhose
Insuffisance/Congestion/Surcharge graisseuse du foie
Hépatite Toxique
Vésicule biliaire
Lithiase biliaire
Intestin grêle
Entérocolite aigue/chronique
Diarrhée
Entérite
Fistule entero-colique
Gastro-entérite
Parasitose
Gros intestin
Enterocolite
Constipation chronique
Diarhéee chronique
Colite
Fistule entero-colique
Colite fermentive
Flatulence
Cancer du gros intestin
Parasitose
Colite putréfactive
Rectocolite

 

allergies qd administré directement
Ulcère gastro-duodénal, gastrite

Système nerveux

Anti-dépressif
Tonifiant

Diminue les effets négatifs du stress
Améliore toutes les fonctions cérébrales
Rajeunit le cerveau, l’esprit et l’Âme

Anxiété
Attaque cérébrale
Syndrome de fatigue chronique
Dépressions
Vertige d’origine neurologique
Maux de tête
Insomnie
Irritabilité
Désordre mentaux
Neurasthénie
Névroses
Oligophrénie
Schizophrénie

 

 

 

La règle de base est de toujours garder son pollenfrais au réfrigérateur dans un pot bien fermé pour préserver le plus longtemps possible toutes les qualités de celui-ci.

Assurez-vous toujours de ne pas faire de réaction allergique, on commence toujours par des petites doses en augmentant doucement. Généralement, la prise de pollen se fait un avec un « véhicule » tel que le yahourt, miel, compote pour que l’enveloppe dupollen se dissout pour éviter de faire travailler l’estomac[iv].

Vous pouvez prendre à titre préventif du pollen d’1 à 5 cuillères à café par jours, ceci est fonction du poids et de l’âge de la personne, je vous renvoie sur le site du docteur Donadieu pour le dosage[v].

À titre d’exemple, on peut citer aussi que le pollenpeut aider à traiter en mode complémentaire : la frigidité, les furoncles, la gingivite, les glossite, la grippe, l’impuissance, l’insomnie et la laryngite[vi].

Le pollen ne présente aucun effet secondaire et peut être pris en complément dans toutes les situations, si évidemment, vous ne faîtes pas d’allergie.[vii]



 

http://www.naturavox.fr/sante/L-apitherapie-les-vertus-du-pollen
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13 juillet 2013 6 13 /07 /juillet /2013 02:00

Yazîd ibn Mu'âwiya :

Au moment où Mu'âwiya rend son dernier souffle à Damas, Yazîd se trouve à Hawârîn, près de Alep. En apprenant la nouvelle, il rentre à Damas, où il se rend directement au cimetière, et va prier sur la tombe de son père (WK p. 142).

Yazîd fait ensuite annoncer qu'il va faire un discours, rentre chez lui où il prend un bain et change ses habits, puis fait son discours. Il s'agit d'un discours, commente as-Sanbhalî, qui indique une personnalité digne et douée de connaissances islamiques (WK, p. 142). Ensuite Yazîd fait envoyer à al-Walîd ibn 'Uqba, gouverneur de Médine, la nouvelle de la mort de son père ; il lui écrit aussi de demander aux Médinites de lui faire allégeance en tant que calife, et de commencer par les "piliers" des Quraysh et surtout par al-Hussein ibn Alî (WK p. 157). D'après une autre version, il a cité les noms de Abdullâh ibn Omar, Abdullâh ibn uz-Zubayr et al-Hussein ibn Alî (WK p. 155).

A Médine, sitôt le message reçu, al-Walîd fait mander Abdullâh ibn uz-Zubayr et al-Hussein (que Dieu les agrée) et leur demande de faire allégeance au nouveau calife (WK p. 157). D'après une version, Abdullâh ibn uz-Zubayr et al-Hussein viennent tous deux, ne font pas allégeance et demandent de remettre l'affaire à un peu plus tard ; d'après une autre version, seul al-Hussein vient, ne fait pas allégeance et demande de remettre l'affaire à plus tard (WK pp. 156-157). Abdullâh ibn uz-Zubayr quitte aussitôt Médine et prend le chemin de la Mecque. Une nuit plus tard, al-Hussein fait de même (WK pp. 160-161). Abdullâh ibn uz-Zubayr évite la voie habituelle, tandis que al-Hussein voyage par cette voie (Ibid. p. 162). Al-Hussein arrive à La Mecque le 4 cha'bân 60, sans avoir été inquiété pendant son voyage (Ibid. p. 162).

A La Mecque, il s'installe dans une maison de ses proches, et des gens lui rendent visite (WK p. 169). La nouvelle de sa venue à La Mecque arrive à la ville irakienne de Kufa ; des lettres commencent bientôt à affluer de cette ville : leurs auteurs invitent al-Hussein à venir à Kufa pour qu'ils fassent de lui leur dirigeant. En fait, depuis déjà dix ans (depuis le décès de al-Hassan en l'an 50) des gens de Kufa invitaient al-Hussein à venir dans leur ville pour devenir leur dirigeant, mais à chaque fois il refusait : il avait fait allégeance à Mu'âwiya et entendait donc la respecter (cf. WK pp. 64-68). Or maintenant al-Hussein n'est plus empêché, car il n'a pas fait allégeance à Yazîd. Et les lettres sont en grand nombre, ce qui laisse augurer la réussite d'un soulèvement.

La première lettre que al-Hussein a reçue comporte ces mots : "(…) Nous n'avons pas de dirigeant. Viens, peut-être que Dieu nous réunira par ton moyen sur la vérité (…)"(WK pp. 169-170). En fait Kufa a bien un dirigeant, en la personne de an-Nu'mân ibn Bashîr, un Compagnon du Prophète, qui y est gouverneur de la part de l'autorité califale de Damas ; mais ce que l'auteur de cette lettre affirme c'est que les gens de Kufa sont prêts à renvoyer ce gouverneur à Damas (Ibid.). Muhammad ibn ul-Hanafiyya, frère consanguin de al-Hussein, ne cesse d'implorer son frère de ne pas accorder d'attention à ces appels (WK p. 165). Ses recommandations restent sans effet : vers le milieu du mois de ramadan 60, al-Hussein envoie à Kufa son cousin Muslim ibn 'Aqîl pour qu'il constate de visu la situation là-bas (WK p. 182).

A Kufa, Muslim ibn 'Aqîl entre en contact avec les personnes intéressées par la venue de al-Hussein et l'établissement d'un émirat qu'il dirigerait. Il reçoit au nom de al-Hussein l'allégeance d'un grand nombre de personnes. Ses activités ne restent cependant pas longtemps cachées, et an-Nu'mân ibn Bashîr fait un discours public dans lequel il met les habitants en garde contre les risques de divisions (WK p. 171). Muslim ibn 'Aqîl envoie à al-Hussein une lettre lui disant que les choses vont pour le mieux à Kufa, et qu'il peut y venir confiant dans les appels de ceux qui lui avaient écrit des lettres ; la lettre de Muslim parviendra à al-Hussein au mois de dhu-l-qa'da 60 (WK p. 182).

Ce que Muslim ignore pendant qu'il envoie sa lettre à al-Hussein, c'est que les mises en garde de an-Nu'mân ont paru trop timorées à un proche des Umayyades présent à Kufa ; et celui-ci a écrit au calife à Damas pour le mettre au courant de la situation. Et c'est quand la lettre de Muslim à al-Hussein a déjà quitté la ville qu'un nouveau gouverneur est nommé pour Kufa en la personne de Ubaydullâh ibn Ziyâd, jusqu'alors gouverneur de la ville voisine de Bassora seulement (WK p. 172). Dès qu'il a pris ses fonctions à Kufa, Ibn Ziyad fait un discours public : sur un ton dur, il y profère des menaces explicites et demande que tout dirigeant de tribu connaissant qu'un membre de sa tribu héberge chez lui un étranger doit en avertir le gouverneur (WK pp. 172-173). Dès qu'il apprend la nouvelle, Muslim change d'hôte : il se rend chez Hâni ibn 'Urwa. Hélas, il ne réalise pas que la situation est en train de changer et qu'il lui faudrait envoyer une nouvelle lettre à al-Hussein pour lui dire de ne pas venir ; il n'entreprend donc rien en ce sens (WK p. 176). Ibn Ziyâd ne tarde pas à apprendre que c'est Hânî ibn 'Urwa qui héberge Muslim ibn 'Aqîl. Quand Hânî subit un interrogatoire chez le gouverneur et que Muslim l'apprend, il cherche à rassembler les personnes qui lui avaient fait allégeance, afin qu'elles fassent front ; un certain nombre de ces personnes se réunissent effectivement à son appel pour faire face à Ibn Ziyâd, mais le gouverneur réussit à les faire disperser et Muslim se retrouve seul. Il est emprisonné le 8 dhu-l-hijja de l'an 60 (WK pp. 178-179). Avant d'être exécuté, il réussit à demander à Muhammad ibn ul-Ash'ath de faire parvenir à al-Hussein la nouvelle du revirement de situation et de lui faire dire de ne plus venir (WK p. 182).

Or c'est ce même jour – le 8 dhu-l-hijja 60 – que al-Hussein quitte la Mecque avec les siens pour se rendre à Kufa (WK p. 183). Jusqu'au dernier moment, des Compagnons et des proches lui ont demandé de renoncer à se rendre là-bas : Abdullâh ibn Abbâs, Abû Bakr ibn Abd ir-Rahmân, Jâbir ibn Abdillâh, Miswar ibn Makhrama, Abû Sa'ïd al-Khud'rî (WK pp. 183-187), Abdullâh ibn Omar (MS 2/347). Mais rien n'y a fait : déterminé, al-Hussein a pris le chemin de Kufa.

C'est seulement lorsqu'il s'est considérablement rapproché de son but et qu'il est parvenu à Zubbâla qu'un émissaire, envoyé par Muhammad ibn ul-Ash'ath, le rencontre et le met au courant du retournement de situation survenu à Kufa (WK pp. 197-198). Lors d'une autre étape encore, à Tha'labiyya, un autre homme vient et informe le groupe de al-Hussein de la mort de Muslim et de Hânî ; il prie instamment al-Hussein et les siens de retourner de là où ils viennent. Mais les proches parents de Muslim s'écrient aussitôt qu'ils n'ont maintenant plus d'autre solution que celle de venger Muslim. Al-Hussein pense à retourner ; mais face à la détermination de ces proches de Muslim, il décide de continuer (WK pp. 199-200).

Avançant encore, il incurve sa trajectoire et prend la direction de Kerbala. Ibn Ziyâd a chargé Omar ibn Sa'd d'intercepter al-Hussein ; Omar ibn Sa'd demande qu'on lui épargne cette tâche mais Ibn Ziyâd se montre intransigeant (WK p. 203). Al-Hussein est arrivé à Kerbala et se retrouve, lui et son groupe, face à au détachement conduit par Omar ibn Sa'd. Al-Hussein demande alors qu'on lui donne le choix entre trois possibilités :
– qu'on le conduise à la frontière pour qu'il combatte l'ennemi aux côtés de musulmans ;
– qu'on le laisse retourner de là où il était parti (La Mecque) ;
– ou qu'on le conduise près de Yazîd pour qu'il lui fasse allégeance.
(Ces trois propositions sont relatées dans les livres d'histoire, et Ibn Taymiyya comme as-Sanbhalî les ont également citées : MS 2/173, 323, 356, 369, WK, pp. 203-205, voir aussi pp. 26-29, et aussi pp. 248-249, où est reproduit le passage du livre Spirit of Islam où Amir Alî, célèbre chiite, reconnaît la véracité de ces trois propositions de la part de al-Hussein.)

Omar ibn Sa'd envoie un émissaire informer Ibn Ziyâd des propositions de al-Hussein. Mais le gouverneur se montre intraitable : il refuse les trois propositions et exige que al-Hussein se constitue prisonnier (WK pp. 204-206). Al-Hussein refuse. On ne lui offre comme choix que celui d'être emprisonné : il résiste. Et c'est le combat. Al-Hussein tombe, tué en martyr dans la plaine de Kerbala le 10 muharram de l'an 61.

-
Pourquoi al-Hussein s'est-il rendu en Irak ?

1) Il avait comme objectif d'établir à Kufa un émirat qui serait autonome par rapport au califat. Ce point-là est certain.

2) Avait-il aussi comme objectif d'étendre par la suite cet émirat aux autres régions jusqu'à renverser Yazîd ? Je ne peux pas en être sûr, mais c'est en tous cas ce que as-Sanbhalî a écrit : "(…) Je pense donc – et c'est même, en fait, ce qu'indiquent les récits – qu'après la proposition concernant l'investiture de Yazîd, al-Hussein a pris la décision suivante : "Si Yazîd devient calife, alors si la situation le permet, je ne manquerai aucunement à fournir les efforts voulus pour que ce califat soit remplacé". Apparemment c'est cette décision que al-Hussein considérait comme un devoir religieux, et c'est pourquoi il refusa absolument de la changer tant que la situation elle-même ne fut pas devenue telle qu'il ne put faire autrement. Dieu sait mieux la vérité" (WK, p. 188, note de bas de page de l'auteur).

-
Ces objectifs ne contredisent-ils pas des principes clairs, édictés par le Prophète ?

1) Le premier objectif (établir un émirat à Kufa : al-bagh'y al-mujarrad) ne contredisait-il pas le principe édicté par le Prophète : "Celui qui vient à vous, alors que votre affaire est tout entière (confiée à) un homme, voulant diviser votre communauté, tuez-le" (rapporté par Muslim, n° 1852) ?
En fait al-Hussein pensait que toute la communauté n'était justement pas rangée sous la direction de Yazîd, et qu'il ne se trouvait donc pas dans le cas où "votre affaire est tout entière confiée à un homme", puisqu'une région importante – Kufa – l'invitait à devenir son dirigeant à elle. Ce fut donc, pensa peut-être al-Hussein, une situation comparable à celle de l'époque de Alî, quand la Syrie ne reconnut pas l'autorité califale de celui-ci : Alî avait dit que ce n'était que sur la base d'un avis personnel qu'il marchait contre Mu'âwiya, et non pas sur la base d'un Hadîth du Prophète ; Alî avait donc pensé que ce Hadîth "Celui qui vient à vous, alors que votre affaire est tout entière (confiée à) un homme, voulant diviser votre communauté, tuez-le" n'était pas applicable au cas de Mu'âwiya, et que ce n'était que sur la base d'un avis personnel qu'il marchait contre ce dernier ; ceci signifiait qu'il pensait (et al-Hussein comme lui) que ce Hadîth ne concernait donc que les cas où tout le monde s'est mis d'accord sur le calife. Etant donné que ce n'était pas le cas de Yazîd, que Küfa ne reconnaissait pas, ce Hadîth ne s'appliquait pas...

2) Le second objectif (remplacer le califat de Yazîd : naz' us-sulta 'an Yazîd) ne contredisait-il pas les Hadîths où le Prophète a demandé de ne pas se soulever contre l'autorité même si le dirigeant fait des péchés graves et même s'il commet des abus ?
En fait l'avis de al-Hussein (comme celui d'ailleurs de Abdullâh ibn uz-Zubayr) était au contraire qu'il est permis, et même nécessaire, au cas où cela paraît réalisable, de se soulever contre le dirigeant dans certains cas ; Ibn Hazm n'a d'ailleurs fait que suivre cet avis (cf. FMAN 3/100-101). Pourquoi pensait-il que le califat de Yazîd devait être remplacé, nous le verrons plus bas...
Ibn Taymiyya, qui est quant à lui d'un tout autre avis, a cité les raisons ayant amené al-Hussein et ces autres savants à avoir cet avis-là malgré l'existence de ces Hadîths :
a) soit al-Hussein n'a pas eu connaissance de ces textes ;
b) soit il en a eu connaissance mais il a pensé que ces textes étaient abrogés, ou bien qu'ils n'étaient pas abrogés mais concernaient des situations autres que celle à laquelle il faisait alors face (cf. MS 2/350-351).
Pour plus de détails sur cet avis de Ibn Hazm et l'avis relaté par Ibn Taymiyya, lire La question du choix du dirigeant.

Qu'est-ce que al-Hussein reprochait à Yazîd au point qu'il voulut établir un émirat autonome à Kufa et, éventuellement (s'il avait aussi ce second objectif), renverser le califat de Yazîd ?

Certains répondent à cette question en disant que Yazîd était un buveur invétéré d'alcool.
Le problème qui se pose alors est que le fait de dire cela conduit à dire que Mu'âwiya, Compagnon du Prophète, fut un irresponsable puisque c'est lui qui avait proposé que Yazîd soit calife après lui. Or penser cela d'un Compagnon est impossible !

Certains résolvent alors ce problème, écrit as-Sanbhalî, en disant : "Yazîd était bien tant que Mu'âwiya était vivant, et c'est pourquoi il n'y a aucun reproche à faire à Mu'âwiya qui l'a proposé comme futur calife. Mais c'est immédiatement après la mort de Mu'âwiya que Yazîd devint buveur d'alcool et donc fâssiq".
Pourtant, poursuit as-Sanbhalî, cela ne peut pas être la cause du départ de Hussein pour Kufa, car il ne s'écoula pas plus de deux mois entre le moment où la nouvelle de la mort de Mu'âwiya parvint à al-Hussein à Médine et le moment où il envoya Muslim ibn 'Aqîl pour constater la situation à Kufa et voir s'il convenait qu'il s'y rende. Deux mois ne constituent pas une période suffisante pour qu'il devienne de notoriété publique qu'Untel, qui, auparavant, était un homme bien, est devenu un grand buveur d'alcool (WK pp. 33-34). De plus, jamais al-Hussein n'a argué de cette idée pour justifier le fait qu'il refusait de lui faire allégeance (WK p. 142).

La vérité est que al-Hussein n'avait pas la même vision des choses que son frère al-Hassan, qui était d'un caractère plus conciliant. Quand al-Hussein avait su que son frère projetait de se désister de toute prétention au califat au profit de Mu'âwiya, il lui avait clairement exprimé son désaccord. Pour lui, agir ainsi c'était en quelque sorte manquer de mémoire au fait que Mu'âwiya avait refusé de reconnaître le califat de leur père Alî : et il avait dit à son frère : "Je te demande au nom de Dieu ne pas faire passer ton père pour menteur et Mu'âwiya pour véridique" (Ibn ul-Athîr, cité dans WK p. 59). Al-Hassan était, lui, d'un tout autre caractère : depuis le début il avait été opposé à ce que son père engage des combats contre Mu'âwiya même si celui-ci ne se soumettait pas à sa légitime autorité. On se souvient qu'il avait prié son père de ne pas le faire et que quand son père l'eût fait il lui avait reproché de ne pas l'avoir écouté. Et quand al-Hussein lui reprocha de se désister de toute prétention au califat, al-Hassan lui répondit donc un laconique : "Je suis plus informé que toi" (Ibid.). D'après Ibn Kathîr, face aux insistances de son frère, il lui avait même dit : "Je pense que je devrais t'enfermer à la maison et ne pas te laisser en sortir jusqu'à ce que j'aie réalisé la concorde" (cité dans WK p. 59). Cependant, ensuite, lorsque al-Hassan avait effectivement remis les responsabilités du califat entre les mains de Mu'âwiya, al-Hussein avait lui aussi fait allégeance à ce dernier (WK pp. 58-60). Mais il l'avait fait par résignation (parce qu'il avait réalisé qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement) et non par contentement du cœur ; car au fond de lui-même il pensait toujours que le califat de Mu'âwiya reposait sur des fondements discutables : avant l'arbitrage de l'an 37, Mu'âwiya avait refusé de faire allégeance à Alî en tant que calife, et, après l'arbitrage, il s'était présenté comme étant lui-même le calife. Al-Hussein pensait donc que son frère avait eu tort de se désister en faveur de Mu'âwiya. Mais il pensait aussi que, ayant fait allégeance à Mu'âwiya, il avait le devoir d'être fidèle à celle-ci. Cependant, quand il vit que le califat de Yazîd, le fils de Mu'âwiya, se mettait en place, il pensa que cette fois c'en était trop et qu'il avait désormais comme devoir moral de s'opposer à la tournure que prenaient les choses.
As-Sanbhalî écrit : "(…) Pour al-Hussein, l'époque de Mu'âwiya avait été une époque à accepter non pas avec joie mais parce qu'on n'avait pas pu faire autrement. Lorsqu'à la fin il y eut la proposition de Yazîd comme futur calife, d'après ce qui est relaté, al-Hussein se mit à penser : "Que vais-je répondre à Dieu si je ne combats pas Mu'âwiya ?" Je pense donc – et c'est même, en fait, ce qu'indiquent les récits – qu'après la proposition concernant l'investiture de Yazîd, al-Hussein prit la décision suivante : "Si Yazîd devient calife, alors si la situation le permet, je ne manquerai aucunement à fournir les efforts voulus pour que ce califat soit remplacé". Apparemment c'est cette décision que al-Hussein considérait comme un devoir religieux, et c'est pourquoi il refusa absolument de la changer tant que la situation ne fut pas devenue telle qu'il ne put plus rien faire. Dieu sait mieux la vérité" (WK, p. 188, note de bas de page).
Abu-l-Hassan Alî an-Nadwî dit à peu près la même chose : al-Hussein pressentait que le califat empruntait la voie de la royauté, une voie très différente de celle sur laquelle il devait aller. Al-Hussein voulait donc renverser le pouvoir en place ("qalb ul-hukm" : RFWD 1/32, 73) avec l'objectif de conduire ensuite de nouveau le califat sur sa voie idéale et de le rendre de nouveau conforme à son modèle idéal, celui qui avait été le sien sous les quatre premiers califes ("iqâmatu hukûma islâmiyya râshida min jadîd" : RFWD 1/32, "i'âdat ul-khilâfa ilâ nissâbihâ" : RFWD 1/73). Ce qu'il pensait donc est qu'il avait comme devoir de faire le "nah'y 'an il-munkar", empêcher ce qui ne va pas ; et il pensait qu'en pareil cas, quand les discussions ne suffisent pas à convaincre l'autorité en place, le recours à la force peut et doit se faire dès lors que la situation est telle qu'on pense d'une part qu'apparemment cela réussira (FMAN 3/100) et d'autre part que le bien qui verra le jour par le rétablissement du modèle idéal sera plus important que le mal que constitueront les batailles que ce remplacement du calife pourrait occasionner.

Dans ce cas, pourquoi al-Hussein changea-t-il d'avis quand il fut intercepté par le détachement de Omar ibn Sa'd ?

En fait il n'attendit pas d'être en présence de ce détachement pour vouloir s'en retourner de là où il était venu : bien plus tôt, quand il avait appris que la situation avait totalement changé à Kufa, il avait voulu rebrousser chemin, mais ce furent les frères de Muslim ibn 'Aqîl qui avaient insisté pour continuer.

1) Par rapport au premier objectif, la raison de ce changement d'avis est évidente : il avait pris le chemin de Kufa parce qu'il y avait été invité par nombre de ses habitants, qui n'étaient pas rangés sous la bannière de Yazîd. Maintenant qu'il avait appris que ce n'était plus le cas et que tout le monde avait accepté l'autorité de Yazîd, il n'avait plus de raison de s'y rendre.

2) Et par rapport au second objectif, la raison est également claire : son avis était qu'il est nécessaire de changer au besoin par la force ce qui ne convient pas si la situation est telle que le soulèvement a des chances de réussir. Or il lui était devenu évident que la situation ne le permettait pas, notamment parce qu'il avait appris que les gens de Kufa s'étaient rangés sous la bannière de Yazîd.

-
Telle fut la façon de penser de al-Hussein, et il fut sincère dans cette façon de penser. Mais son avis fut-il juste ou bien fit-il alors une erreur d'interprétation (khata' fi-l-ijtihâd) ?

Ibn Khaldûn rappelle que d'un côté l'avis de al-Hussein était que, disposant de la capacité pour ce faire, il avait le devoir de se soulever contre Yazîd (MT p. 269), et que, de l'autre côté, l'avis de nombreux autres Compagnons, au Hedjaz, en Syrie et en Irak était qu'il n'était pas autorisé de se soulever contre Yazîd, car cela occasionnerait des batailles et verserait donc le sang (MT p. 270). Al-Hussein comme ces autres Compagnons, écrit Ibn Khaldûn, avaient fait chacun un effort d'interprétation (ijtihâd) différent, qui avait conduit l'un et les autres à avoir un avis différent : al-Hussein savait bien que l'avis de ces autres Compagnons était le résultat d'un ijtihad, et c'est pourquoi il ne leur reprocha jamais de ne pas l'accompagner et de ne pas l'aider dans ce qu'il voulait entreprendre (MT pp. 270-271). De leur côté, si ces autres Compagnons désapprouvaient l'entreprise de al-Hussein, ils ne le considérèrent pas non plus comme l'auteur d'une faute morale, car ils savaient que son avis aussi était fondé sur un ijtihad ("lam yutâbi'u-l-Hussein ... wa lâ aththamûhu, li annahû mujtahid" : MT p. 270). Ibn Khaldûn rappelle de plus que la mise à mort de al-Hussein n'a pas été faite avec comme fondement un ijtihad de la part de ces Compagnons (MT pp. 270-271), mais comme une décision de la part du gouverneur seul.

De ces deux avis opposés, lequel était juste (swawâb) ? Ibn Khaldûn semble être du nombre des savants qui pensent (à l'instar de al-Ash'arî) que lorsqu'il y a ainsi, à propos d'un point donné, deux efforts d'interprétation différents ayant conduit à deux avis totalement contradictoires, les deux sont justes : en effet, car il a écrit que al-Hussein était sur un avis juste et fondé sur un ijtihad ("'alâ haqq wa-j'tihâd") et que les autres Compagnons étaient eux aussi sur un avis juste et fondé sur un ijtihâd ("'alâ haqq aydhan wa-j'tihâd"). Or la position correcte à ce sujet est que, dans pareil cas de figure, un seul des deux avis est juste, même si le fait pour le savant d'avoir fait l'effort d'interprétation ayant conduit à l'avis erroné est louable et même si cela lui rapportera une récompense auprès de Dieu (contre deux si l'effort d'interprétation l'avait conduit à l'avis juste) (cf. MS 1/207, 3/30). Et quel fut l'avis juste à ce sujet, nous allons le voir ci-après...

Si on considère l'avis de Ibn Hazm :

Si on considère juste l'effort d'interprétation (ijtihad) de al-Hussein (celui qui sera repris plus tard par Ibn Hazm), selon lequel il est permis de se soulever ainsi contre le dirigeant lorsqu'il ne suit pas la voie voulue, alors al-Hussein fit simplement une erreur d'appréciation (khata' fî fahm il-wâqi') : les gens de Kufa étaient fort changeants, prompts à faire des déclarations enflammées et à se désister ensuite, et enclins à critiquer tous les dirigeants qu'ils avaient ; al-Hussein n'aurait donc pas dû se baser sur leurs lettres. Ibn Khaldûn écrit : "Pour ce qui est du principe islamique, (al-Hussein) ne fit pas d'erreur sur le sujet ; (mais) son application était liée à sa perception (de la réalité) ; et il pensait avoir les capacités voulues pour cela" (MT, p. 270)."Par rapport à la capacité [nécessaire pour mener cette entreprise], il fit une erreur d'appréciation, que Dieu lui fasse miséricorde" (MT, p. 270). Ces lignes de Ibn Khaldûn indiquent-elles qu'il pensait lui aussi, à l'instar de Ibn Hazm, que c'est cet avis de al-Hussein qui était juste ? Cela est difficle à certifier parce que, comme nous l'avons vu, la position de Ibn Khaldûn semble être qu'en pésence de deux ijtihads contradictoires mais tous deux fondés, les deux avis sont justes...
Quoi qu'il en soit, c'est sur cette erreur d'appréciation que certains des Compagnons qui supplièrent jusqu'au dernier moment al-Hussein de ne pas se rendre à Kufa avaient semblé vouloir attirer son attention :
- al-Miswar ibn Makhrama lui avait dit : "Ne te fie ni aux lettres des gens de l'Irak, ni à l'affirmation de Ibn uz-Zubayr qui te garantit que ces gens-là t'aideront" (WK p. 187) ;
- Abû Bakr ibn Abd ir-Rahmân : "… Ceux-là même qui t'ont promis de t'aider te combattront" (WK p. 186) ;
- Muhammad ibn al-Hanafiyya et Abdullâh ibn Abbâs lui avaient également tenu des propos l'invitant à vérifier soigneusement et longuement si les gens voulaient effectivement que ce soit lui leur dirigeant (propos cités dans WK en p. 163 et en p. 184 respectivement).
Ces quelques Compagnons-là étaient-ils eux aussi d'avis, comme al-Hussein, qu'en cas de puissance suffisante on peut se soulever contre le dirigeant ?
Ou bien voulaient-ils seulement lui dire que, sans même parler du caractère moral de ce qu'il voulait entreprendre, cela était de toute façon voué à l'échec et qu'il ne devait donc pas le faire ?
Je ne sais pas (لا أدري).

Et au regard de l'avis sur lequel la position des Sunnites s'est établie :

1) Par rapport au premier objectif cité plus haut (établir un émirat autonome à Kufa parce que les habitants de cette ville n'étaient pas rangés sous la bannière de Yazîd), il fit apparemment une erreur d'interprétation (khata' fi-l-ijtihâd). L'avis correct à ce sujet est que lorsque la grande partie des représentants des musulmans (ahl ul-hall wa-l-'aqd) a fait allégeance à un homme, les autres ont le devoir de ne pas refuser de se soumettre à son autorité (donc de ne pas faire al-bagh'y, wa law mujarradan) (cf. MS 1/204).

2) Et si on considère qu'il avait également le second objectif cité plus haut (se soulever par la suite contre le califat de Yazîd), ce fut aussi une erreur d'interprétation (khata' fi-l-ijtihâd), comme l'ont écrit Ibn Taymiyya et Ibn ul-'Arabî. L'avis correct est que les Hadîths relatifs à ce sujet sont inconditionnels : il ne faut pas organiser de révolte contre l'autorité établie.
C'est sur cette erreur d'interprétation que certains Compagnons semblèrent avoir voulu attirer l'attention de al-Hussein quand ils le supplièrent de ne pas se rendre à Kufa :
- Wâthila ibn Wâqid al-Laythî : "Cette sortie n'est pas permise…" ;
- Abû Sa'îd al-Khud'rî lui avait dit : "… Reste chez toi et ne sors pas contre le dirigeant" ;
- Jâbir ibn Abdillâh : "… Ne mène pas les musulmans à entrer en conflit les uns contre les autres" (propos cités dans WK p. 187).
L'infaillibilité dans les avis et dans les actes n'appartient qu'au Prophète et non – comme le pensent les Chiites – à Alî et sa descendance aussi.

Ibn Taymiyya écrit : "L'opinion la plus connue chez les Sunnites est qu'ils ne sont pas d'avis d'organiser la révolte armée contre les dirigeants, même si ceux-ci sont oppresseurs, comme le montrent les nombreux Hadîths relatés du Prophète" (MS 2/125). "Ceci car les torts [le sang vient fatalement à couler] qu'une révolte armée contre le pouvoir entraîne sont plus importants que ceux qui existent quand on subit des injustices de la part de ce pouvoir ; or un tort ne peut pas être repoussé par un tort plus grand" (MS 2/125). "Lorsqu'un calife tel que Yazîd, Abd ul-Malik ou al-Mansûr arrive au pouvoir, dire qu'il est nécessaire de se soulever contre lui afin de le remplacer – comme le font ceux qui pensent que c'est ce qu'il faut faire – n'est pas une opinion pertinente. Car le tort que cela entraîne est plus grand que son bien. Rares sont les cas où il y a eu une révolte armée contre le pouvoir et où le tort que cela a engendré n'a pas été plus grand que le bienfait que cela a apporté. On peut prendre l'exemple de ceux qui se sont soulevés à Médine contre Yazîd, ou celui de Ibn ul-Ash'ath lorsqu'il s'est soulevé en Irak contre Abd ul-Malik, ou celui de Ibn ul-Muhallab qui s'est soulevé au Khorassan contre son père, ou encore celui de Abû Muslim qui a organisé la révolte également au Khorassan, ou celui de ceux qui se sont soulevés à Médine et à Bassora contre al-Mansûr. Ceux qui se soulèvent ainsi soit leur révolte échoue, soit elle réussit mais ils sont ensuite éliminés : Abdullâh ibn Alî et Abû Muslim ont tué quantité de gens (pour les besoins de la révolte), ensuite Abû Ja'far al-Mansûr [celui pour qui ils avaient organisé la révolte] les a fait tuer tous les deux. Quant aux gens de al-Harra, quant à Ibn ul-Ash'ath et Ibn ul-Muhallab, leur révolte a de toute façon échoué (…)" (MS 2/346). "Tout ceci montre que le fait que le Prophète ait ordonné de ne pas se soulever contre les dirigeants malgré les abus de ces derniers est cause de bien pour les hommes, aussi bien par rapport à ce qui est lié à l'au-delà qu'à ce qui est lié à ce monde ; et que celui qui a agi différemment de ce que le Prophète a dit là – qu'il l'ait fait avec la volonté délibérée d'agir différemment ou qu'il l'ait fait par erreur d'interprétation –, son action n'a pas apporté du bien mais du tort" (MS 2/347)."Celui qui médite les Hadîths authentiques relatés du Prophète à ce sujet saura que ce qu'ils disent est ce qui est le plus convenable" (Ibid.). "C'est pourquoi, lorsque al-Hussein voulut partir pour l'Irak quand ses habitants lui eurent écrit de nombreuses lettres, les plus grands personnages en science et en pratique le conseillèrent de ne pas partir : il y eut Ibn Omar, Ibn Abbas, Abû Bakr ibn Abd ir-Rahmân ibn il-Hârith ibn Hishâm (…). Dieu et Son Messager ne disent de faire que ce dans quoi il y a du bien et non du tort. Mais le savant tantôt trouve l'avis juste et tantôt se trompe. Il apparut ensuite que les choses étaient comme ces personnages l'avaient dit, puisque l'entreprise de Al-Hussein n'apporta du bien ni par rapport à ce qui est religieux ni par rapport à ce qui est temporel. Au contraire, les injustes eurent l'occasion de tuer le petit-fils du Prophète. (…) Ce que al-Hussein voulait réaliser de bien ne se réalisa pas et ce qu'il voulait changer de mal ne fut pas changé. Le mal ne fit qu'empirer" (MS 2/347).

Attention, cependant : on ne se permet pas de dénigrer (ta'n) le petit-fils du Prophète – comme le font les Nâssibites (ceux qui dénigrent Alî et les siens). D'une façon générale on ne dénigre aucun Compagnon ni aucun savant ; s'ajoute à cela dans ce cas précis le fait que le Prophète a ordonné de respecter sa famille. On ne se permettrait donc pas de dire que al-Hussein avait une ambition personnelle ou qu'il aurait délibérément contredit les Hadîths du Prophète disant de ne pas chercher à concurrencer une autorité. On est convaincu – comme on l'a déjà dit plus haut – qu'il était sincère dans son interprétation, mais qu'il a fait une erreur dans celle-ci, probablement parce que les Hadîths relatifs à ce sujet ne lui sont pas parvenus, ou bien parce que s'ils lui sont parvenus il les a considérés abrogés ou il a considéré qu'ils ne s'appliquaient pas à ce cas précis (MS 2/350-351). Le savant qui fait une erreur d'interprétation a la promesse de recevoir une récompense de la part de Dieu, contre deux s'il arrive à la bonne interprétation.

-
Certains Nâssibites disent ici : "Le Prophète a dit : "Celui qui vient à vous, alors que votre affaire est tout entière (confiée à) un homme, voulant diviser votre communauté, tuez-le" (rapporté par Muslim, n° 1852) ; même si al-Hussein fut induit en erreur par les gens de Kufa, croyant que celle-ci refusait le commandement de Yazîd, même s'il a fait une interprétation qui lui rapportera une récompense, cela concerne sa relation personnelle avec Dieu ; mais dans les faits, il était bel et bien en train de diviser la communauté, puisqu'elle s'était tout entière rangée sous la direction de Yazîd ; d'après les normes extraites du Livre de Dieu et de la Sunna de Son Messager, Ibn Ziyâd eut donc entièrement raison d'ordonner de mettre à mort al-Hussein".

"Ceci est totalement faux"répondons-nous. En fait c'est là un autre extrême, à côté de celui des Chiites. Nous Sunnites disons que certes al-Hussein a fait une erreur d'interprétation, mais nous disons aussi que sa mise à mort est totalement injustifiée. En effet, lorsque al-Hussein apprit que les gens de Kufa s'étaient rétractés et qu'il comprit qu'ils s'étaient donc rangés eux aussi sous la bannière de Yazîd, il demanda explicitement au détachement conduit par Omar ibn Sa'd ibn Abî Waqqâs et venu l'intercepter de lui donner le choix entre trois possibilités : le conduire à Yazîd pour qu'il lui fasse allégeance, le laisser retourner de là où il était venu, ou de le conduire à la frontière pour qu'il participe aux combats qui y avaient lieu contre l'ennemi. Omar ibn Sa'd accepta et transmit ces propositions à Ibn Ziyâd, gouverneur de Kufa. C'est lui qui refusa. Comme l'a écrit Ibn Taymiyya, la permission donnée par le Hadîth de mettre fin à la vie de celui qui divise la communauté lorsque celle-ci a reconnu l'autorité d'un calife ne s'applique donc aucunement à al-Hussein, puisque celui-ci demandait tout au contraire à être conduit auprès du calife pour en reconnaître l'autorité ! Al-Hussein n'a donc été tué qu'en se défendant (MS 2/356, 369, 3/333). Aussi a-t-il été tué injustement, et il est mort martyr (MS 2/355). La mise à mort de al-Hussein constitue une très grave faute pour ceux qui l'ont tué, et une faute également grave pour ceux qui approuvent sa mise à mort (MS 2/355). C'est bien pourquoi, une fois, lorsquel'ange Gabriel l'avait informé que le très jeune petit-fils qu'il tenait sur ses genoux serait un jour tué par des gens de sa Umma, le Prophète avait versé des larmes(Mishkât, hadîths authentifiés dans Silsilat ul-ahâdîth is-sahîha, 821, 822). Et si Abdullâh ibn Omar était de ceux qui avaient imploré al-Hussein de ne pas partir en réponse à l'appel des gens de l'Irak (comme nous l'avons vu plus haut), il ne manqua pas, plus tard, de reprocher aux Irakiens d'avoir invité al-Hussein à venir puis de l'avoir laissé entre les mains de gens qui l'ont mis à mort : un musulman de cette région étant venu lui demander si le sang du moustique était impur (d'après une autre version : si le musulman pouvait, en état de sacralisation, ihrâm, tuer une mouche), Abdullâh ibn Omar fit comme réponse : "Regardez celui-là. Il me questionne au sujet du sang du moustique alors qu'ils ont tué le petit-fils du Prophète [= l'ont lâchement abandonné à son sort après l'avoir invité à venir à Kufa] ; j'avais entendu le Prophète dire [à propos de al-Hassan et de al-Hussein] : "Ce sont mes deux fleurs parfumées dans ce monde"" (al-Bukhârî 5648, 3543).

-
A qui revient la faute de la mort de al-Hussein ?

Yazîd n'a pas ordonné à Ibn Ziyâd de faire tuer al-Hussein (MS 2/323, 2/358). Par contre il avait bien ordonné qu'on empêche al-Hussein d'établir une autorité [sur l'Irak] (MS 2/358). 
Yazîd 
pleura lorsqu'il apprit ce qui s'était passé et il dit : "J'aurais été satisfait de l'obéissance, sans qu'il y ait mort de al-Hussein." Exprimant son désaveu par rapport à l'ordre donné par Ibn Ziyâd de mettre à mort al-Hussein, il dit de Ibn Ziyâd : "S'il y avait eu un lien de parenté entre lui et al-Hussein, il ne l'aurait pas (fait) tuer !" "Que Dieu le maudisse, si j'avais été à sa place, j'aurais excusé al-Hussein" (MRH, p. 33, WK, pp. 258-259).
Un récit dit que la tête de al-Hussein fut transporté jusqu'à Yazîd qui témoigna d'un manque total de respect vis-à-vis de cette dépouille mortelle.
Ce récit est faux, répond Ibn Taymiyya : le récit où l'on voit quelqu'un manquer de respect vis-à-vis de cette dépouille de al-Hussein s'est déroulé avec Ibn ZiyâdAnas ibn Mâlik étant alors présent sur les lieux et ayant reproché cet acte au gouverneur (al-Bukhârî 3537, at-Tirmidhî 3778) ; Abû Barza al-Aslamî était alors aussi présent (MRH) ; le récit mettant en scène à ce sujet Yazîd n'est pas authentique (MRH, p. 18, p. 33).
La responsabilité de la mort de al-Hussein revient à Ibn Ziyâd, qui refusa les trois demandes de al-Hussein – que lui avait retransmises Omar ibn Sa'd – et ne lui offrit comme choix que celui d'être emprisonné, chose à laquelle il n'avait pas à se plier.

Une question subsiste, et as-Sanbhalî n'a pas manqué de la relever : lorsque al-Hussein a dit qu'il acceptait de se rendre auprès de Yazîd pour en reconnaître le califat, pourquoi Ibn Ziyâd, simple gouverneur, a-t-il refusé, dépassant même la volonté du calife, qui – nous venons de le voir – se serait satisfait de la simple reconnaissance de son autorité califale ? As-Sanbhalî écrit qu'apparemment, Ibn Ziyâd avait un caractère fort dur ; de plus, il s'est montré dans cette affaire"plus royaliste que le roi" ("bâdshâh sé ziyâda bâdhsâh kâ wafâdâr") c'est-à-dire "plus défenseur du califat que le calife lui-même". As-Sanbhalî reconnaît que ce ne sont là que quelques pistes de réflexion et qu'il n'a à ce jour pas pu trouver de réponse entièrement satisfaisante à ce qui demeure une énigme (WK, pp. 276-280).

-
Et que dire à propos de Yazîd ?

Certains affirment qu'il était un incroyant et qu'il n'exprimait son appartenance à l'islam que par hypocrisie ("kâfir munâfiq"). A l'autre extrême, d'autres affirment que c'était un homme très pieux et un dirigeant ayant fait régner la justice. Ibn Taymiyya écrit que ces deux positions sont erronées (MF 4/482-483, voir aussi MS 2/342-343) et qu'en fait Yazîd était un roi parmi les rois musulmans ayant existé : d'un côté il n'était pas incroyant, de l'autre il y a le fait qu'alors qu'il était calife, il n'a pas cherché à punir les auteurs du martyre de al-Hussein et il y a le fait qu'il a ordonné ce qu'il a ordonné à propos des gens de Médine en l'an 63 à al-Harra (MF 4/485).

Des ulémas comme al-Ghazâlî pensent qu'on peut exprimer de l'affection (mahabba) pour Yazîd ; ceci car, premièrement, il n'est nullement responsable de la mort de al-Hussein. Quant à la tuerie de al-Harra, il a fait une interprétation et s'est trompé (akhta'a fi-jtihâdih) ; de plus, le Prophète avait dit que Dieu accorderait Son pardon aux gens qui participeraient à la première campagne vers Constantinople (al-Bukhârî 2766) ; or cette première campagne fut sous le commandement de Yazîd, à l'époque où Mu'âwiya était calife (MF 4/486, MS 2/ 353, FB commentaire du hadîth n° 2766, notes de bas de page sur AMQ p. 215). Abû Ayyûb al-Ansârî, qui avait été dans le groupe de Alî, a même servi sous les ordres de Yazîd pendant cette campagne effectuée pendant le califat de Mu'âwiya (MS 2/353).

Ibn Taymiyya est pour sa part d'avis que le mieux est de ne pas se prononcer à propos de Yazîd : on n'exprime pas d'imprécation contre lui mais on n'exprime pas non plus d'affection particulière pour lui. C'est, écrit Ibn Taymiyya, la position de Ahmad ibn Hanbal et de certains hanbalites (MF 4/486). Il est à noter que Ahmad ibn Hanbal ne prenait pas les Hadîths dans la chaîne desquels se trouve Yazîd, arguant que c'est lui qui avait ordonné la tuerie de al-Harra à Médine (MRH p. 31, MS 2/365).

-
Le califat de Abdullâh ibn uz-Zubayr (que Dieu les agrée) :

Lire la suite.

-
Un dernier mot à propos du fait que des batailles ont pu opposer ainsi des Compagnons :

Voici la formule appropriée à ce sujet : "Nous aimons tous les Compagnons, disons du bien d'eux tous, avons de la compassion pour eux tous et prions Dieu en faveur d'eux tous. Mais nous considérons que l'infaillibilité dans les avis qu'on formule (al-'isma min al-khata' fi-l-ijtihâd) n'appartient qu'au Messager de Dieu" (d'après MF 4/434).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

-
Signification des sigles :

AMQ : Al-'Awâssim min al-qawâssim, Ibn ul-'Arabî
FB : Fat'h ul-bârî, Ibn Hajar
FMAN : Al-Fissal fi-l-milal wa-l-ahwâ' wa-n-nihal, Ibn Hazm
HB : Hujjat ullâh il-bâligha, Shâh Waliyyullâh
MF : Majmû' ul-fatâwâ, Ibn Taymiyya
MRH : Makânu ra's il-Hussein, Ibn Taymiyya
MS : Minhâj us-sunna an-nabawiyya, Ibn Taymiyya
MT : Muqaddimatu Târîkh-ibn Khaldûn, Ibn Khaldûn
RFWD : Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fil-islâm (traduction arabe de Târîkh-é da'wat o 'azîmat), Abul-Hassan Alî an-Nadwî
ShAT : Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, Ibn Abi-l-'izz
WK : Wâqi'a-é Karbalâ' aur uss kâ pass manzar, eik na'é mutala'é kî rôshnî mein, Cheikh 'Atîq ur-Rahmân as-Sanbhalî.



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Published by aminajournal.over-blog.com
11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 21:34

Robert Borofsky : Vous écrivez, dans Powers and Prospects, que « la responsabilité d'un auteur, parce qu'il exerce une influence morale, est de s'efforcer de révéler la vérité sur des sujets humainement significatifs à un public capable de s'en saisir ». Généraliseriez-vous ces propos aux intellectuels et aux universitaires ?

 

Noam Chomsky : Quelqu'un qui choisit de ne pas devenir auteur, ou orateur, fait alors le choix (par définition) de ne pas s'engager dans un effort qui, selon mes propos, consiste à « révéler la vérité sur des sujets humainement significatifs à un public capable de s 'en saisir » si ce n'est, peut-être, dans des cercles étroits. Se demander si l'on doit qualifier une telle personne d'« intellectuel » réduit le problème à une question de terminologie. En ce qui concerne les universitaires, je ne vois pas en quoi leurs responsabilités, dès lors qu'ils exercent une influence morale, devraient différer par principe de celles de leurs semblables, en particulier de ceux qui jouissent également d'un certain degré de privilège et de pouvoir, et sont de ce fait investis des responsabilités que leur confèrent ces avantages.

 

R.B. : Il y a longtemps (en 1967), dans la New York Review of Books, vous indiquiez qu'« il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et d'exposer les mensonges ». Mettriez-vous ces propos en parallèle avec la fameuse phrase de Foucault, « dire la vérité au pouvoir », ou bien faites-vous allusion à quelque chose de plus général ?

 

N.C. : La citation extraite de la N.Y.R.B. est elliptique. Celle que vous avez extraite de Powers and Prospectsest une formulation plus complète et mieux choisie ; elle est issue d'une conférence donnée en Australie en 1996, où j'avais été convié à m'exprimer sur le thème « auteurs et responsabilité intellectuelle » – question que je trouvais « déroutante » parce que je ne voyais pas quoi en dire au-delà de simples évidences, qu'il ne fut pas inutile de réaffirmer cependant dans la mesure où elles sont « si souvent niées, sinon en paroles, du moins régulièrement en pratique ». Je donnai alors une série d'exemples qui me semblaient (et me semblent toujours) pertinents et importants.

 

Au cours de cette conférence, je fis aussi quelques remarques sur l'appel à « dire la vérité au pouvoir », que je peux rapporter ici :

 

« Dire la vérité au pouvoir » n'est pas une vocation particulièrement honorable. On devrait plutôt chercher à atteindre un public qui compte – et qui (autre réserve importante), ne devrait pas être appréhendé comme un public, mais comme une communauté unie par les mêmes préoccupations à laquelle on espère apporter une participation constructive. Nous devrions parler non pas À mais AVEC. C'est une seconde nature chez tout bon enseignant, et devrait l'être autant chez n'importe quel auteur ou intellectuel.

 

Encore une fois, je ne prétends pas que cette remarque soit surprenante ni profonde. Elle me semble au contraire relever de la plus pure évidence. Je ne savais pas que Foucault avait utilisé la phrase « dire la vérité au pouvoir ». Je pensais qu'il s'agissait d'une vieille formule Quaker, c'est du moins dans ce contexte que je l'ai entendue depuis mon enfance. Je n'arrive pas à m'en rappeler la source initiale. Je ne suis pas entièrement d'accord avec ce slogan, pour les raisons avancées dans la conférence australienne dont je viens de parler.

 

R.B. : Toujours dans Powers and Prospects, vous évoquez la culpabilité morale de ceux qui ignorent certains crimes moraux majeurs dans les sociétés libres et ouvertes – en particulier les intellectuels qui « possèdent les ressources, l'habitude, les commodités et les occasions de parler et d'agir efficacement ». Pourriez-vous en dire un peu plus ? Quelles sont selon vous les responsabilités des intellectuels – tant à l'intérieur qu'en dehors de l'Université – au sein des sociétés libres et ouvertes ?

 

N.C. : Là encore, j'ai le sentiment de ne pas avoir grand chose à en dire au-delà de banalités d'ordre moral. Imaginons que je rencontre un enfant affamé dans la rue, et que j'aie la possibilité de lui offrir quelque chose à manger. Suis-je moralement coupable si je refuse de le faire ? Suis-je moralement coupable si je choisis de ne pas faire quelque chose que je pourrais faire facilement, sachant que selon l'Unicef mille enfants meurent chaque heure de maladies qu'on sait prévenir ? Ou sachant que le gouvernement de ma propre « société libre et ouverte » est engagé dans des crimes monstrueux qu'on pourrait aisément minimiser ou interrompre ? Est-il seulement envisageable de débattre de telles questions ? Les propos que vous citez n'impliquent rien de plus.

 

L'idée que les responsabilités morales sont accrues d'autant que les personnes concernées « ont les ressources, l'habitude, les commodités et les occasions de parler et d'agir efficacement » semble au-delà de toute controverse. Cela n'est propre en rien au milieu universitaire, excepté que ceux qui y évoluent tendent à être singulièrement privilégiés dans les domaines que nous venons d'évoquer. Et les responsabilités de ceux qui vivent dans une société plus libre et plus ouverte sont, de manière évidente, plus importantes que pour ceux qui doivent payer de leur personne leur honnêteté et leur intégrité. Si les commissaires politiques de la Russie soviétique ont accepté de se soumettre au pouvoir étatique, ils purent au moins plaider les circonstances atténuantes pour tenter de justifier leur comportement. Leurs homologues des sociétés plus libres et plus ouvertes ne peuvent plaider que la lâcheté.

 

La définition de l'intellectuel selon Said

 

R.B. : Edward Said écrit, dans Representations of the Intellectual, que « l'intellectuel est un individu qui joue, au sein de la société, un rôle particulier qui ne saurait être réduit à celui d'un professionnel anonyme ; il est doté de la capacité de formuler une pensée ou une opinion, aussi bien en direction d'un public qu'en son nom. Et c'est un rôle délicat, car cet individu mettra un point d'honneur à poser publiquement des questions embarrassantes, à affronter l'orthodoxie, à incarner celui qui ne peut être facilement coopté par les autorités, et dont la raison d'être est de représenter les personnes et les problèmes qu'on a l'habitude de glisser sous le tapis ». Êtes-vous d'accord avec Said ?

 

N.C. : Edward Said incarne parfaitement cette figure de l'« intellectuel » telle qu'il la définit. Son but est de montrer comment ce terme devrait être utilisé. Il ne cherche pas à décrire ceux que l'on nomme communément les « intellectuels », il serait le premier à le reconnaître. Il n'est pas question d'être d'accord ou non avec une proposition de définition, aussi vrai qu'il ne s'agit clairement que de ça : une définition. Quant à savoir si ceux que l'on qualifie habituellement d'« intellectuels » devraient se comporter comme Said le prescrit, c'est une autre question. Inutile de dire que je le rejoins dans l'idée qu'ils le devraient, et que ce n'est pas le cas en règle générale.

 

Les intellectuels (au sens usuel du mot, et non au sens prescriptif de Said) sont ceux qui écrivent l'Histoire. S'il s'avère que les auteurs et gardiens de l'Histoire jouissent d'une bonne image, il est raisonnable d'essayer d'y voir plus clair et de s'interroger sur la véracité de cette image qu'ils construisent. Je pense qu'une telle démarche dressera un tableau passablement différent : c'est-à-dire une tendance très forte chez les intellectuels respectés et privilégiés à se soumettre d'eux-mêmes au pouvoir.

 

Pour prendre l'exemple des qualificatifs réservés aux ennemis officiels, ce sont les commissaires politiques et les apparatchiks, et non les dissidents, qui sont respectés et privilégiés au sein de leur propre société. On peut, je le crains, généraliser largement cette observation. Pour en revenir à une période de l'histoire occidentale suffisamment éloignée dans le temps pour nous permettre d'y poser un regard dépassionné, demandez-vous ce qui s'est passé au cours de la Première Guerre mondiale. Quel fut le comportement typique des intellectuels respectés en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis ? Qu'est-il arrivé à ceux qui remettaient en cause publiquement la noblesse de l'effort de guerre, dans les deux camps ? Je ne pense pas que les réponses à ces questions soient originales.

 

R.B. : Said désigne Antonio Gramsci comme un intellectuel modèle. Qui désigneriez-vous comme tel aujourd'hui ?

 

N.C. : Les personnes qui m'impressionnent le plus sont généralement des inconnus dont l'Histoire n'a pas retenu le nom. Je connais des gens dont j'admire et respecte l'action et la parole. Certains sont qualifiés d'« intellectuels », d'autres non.

 

J'ai le sentiment que nous ne devrions pas ériger des personnes au rang de « modèles », mais plutôt des actes, des pensées, des principes. Je n'ai jamais entendu parler de qui que ce soit comme d'une « personne modèle » sous tous rapports, tant du point de vue intellectuel que sur d'autres plans ; je n'en vois pas non plus l'intérêt. Après tout nous ne sommes pas tenus de révérer des idoles.

 

Dans le cas de Gramsci, le gouvernement fasciste a reconnu en lui un « intellectuel modèle » dans le sens de Said, et pour cette raison s'est déterminé, selon ses propres mots, à « empêcher le fonctionnement de ce cerveau pendant vingt ans ». Les accomplissements de Gramsci expliquent cette appréciation, mais je pense toutefois qu'on devrait s'abstenir d'utiliser l'expression d'« intellectuel modèle », pour lui comme pour d'autres.

 

 

Contester les médias et leur fabrication du consentement

 

R.B. : Vous avez relevé que la propagande tend à être plus répandue dans les sociétés démocratiques que dans les sociétés totalitaires, dans la mesure où les gouvernements ont davantage besoin de camoufler leurs actions aux yeux des citoyens. Dans Manufacturing Consent, vous avancez que les médias imposent et défendent le programme des groupes sociaux dominants. Subsiste-t-il un espoir de renverser ce phénomène dans les démocraties ? Selon vous, qu'est-ce qui peut être fait de façon réaliste en ce sens ?

 

N.C. : La réponse à la contestation de la démocratie est plus de démocratie, plus de liberté, plus de justice. L'Histoire est marquée par des luttes incessantes pour étendre ces domaines, des luttes exaltantes, mais également par des revers douloureux et des retours en arrière. Ce qui peut être réellement accompli dépend du moment historique que l'on considère. C'est aussi vrai à l'égard des acteurs sociaux.

 

De manière générale, on devrait tomber d'accord pour dire que ceux qui bénéficient des meilleures occasions de s'exprimer, et qui rencontrent le moins d'obstacles sur leur chemin, ont une responsabilité accrue d'en faire plus pour atteindre ces buts. Ceux qui parmi nous ont la chance de partager cette situation enviable, dans les sociétés les plus libres, ne devraient pas poser cette question mais s'efforcer d'y répondre.

 

R.B. : Les universitaires, en tant que classe privilégiée, pourraient être considérés comme bien placés pour critiquer les messages des médias. Beaucoup de leurs efforts en ce sens semblent néanmoins manquer d'enthousiasme. Les universitaires seraient-ils des serviteurs de la structure de pouvoir résolus à conserver leur position d'élite ?

 

N.C. : Les universitaires sont avant tout des professionnels, impliqués dans leurs travaux et autres affaires qui leur sont propres, et n'ont pas d'intérêt particulier à être attentifs aux rouages du système idéologique. Je ne dirais pas que leurs efforts en matière de critique des médias « manquent d'enthousiasme ». Pour autant que je sache, de tels efforts sont rares : très peu de gens y prêtent ne serait-ce qu'un peu d'attention.

 

Il se peut que l'attention de ceux qui passent leurs heures de travail dans les laboratoires, les bibliothèques de recherche ou les salles de classe, se porte en priorité sur la préservation ou l'avancement de leur position dominante, contribuant ainsi tacitement au maintien des structures de pouvoir. Il se peut également que ce ne soit pas le cas. Certains d'entre eux sont peut-être des « serviteurs du pouvoir », mais encore faut-il le démontrer. Je pense que c'est une réalité courante, mais la charge d'en apporter la preuve incombe aux critiques qui soutiennent cette théorie dans des cas précis.

 

R.B. : Edward Said affirme que l'une des tâches des intellectuels est de « briser les stéréotypes et les catégories réductrices qui limitent le champ de la communication et de la pensée humaines ». Avez-vous le sentiment que c'est principalement ce que vous faites dans Manufacturing Consent ?

 

N.C. : Toute personne en position de vaincre les obstacles à la liberté d'expression et de pensée devrait agir en ce sens. Cela au moins me semble clair : les parents qui aiment leurs enfants, par exemple, ou les artisans, les agriculteurs, ou quiconque prend au sérieux le fait de vivre décemment.

 

Le terme d'« intellectuel » désigne par convention des gens qui disposent d'opportunités extraordinaires à cet égard ; et comme dans toute chose, l'opportunité confère une responsabilité morale. Mener une vie faite d'honnêteté et d'intégrité est de la responsabilité de toute personne qui se veut digne. Ceux qui ont la chance de se voir qualifier d'« intellectuels » sont tributaires de responsabilités spéciales, liées à leur bonne fortune. Parmi elles figure la tâche définie par Said, de toute évidence une tâche importante.

 

Le livre Manufacturing Consent, que j'ai co-écrit avec Edward Herman, commence par une description des différents facteurs et cadres institutionnels qui structurent les médias commerciaux, puis tire quelques conclusions plutôt limpides de ce qu'on peut en attendre en terme de production médiatique, étant donné ces conditions de base (pas particulièrement controversées). Le livre en lui-même est alors consacré à une série d'études de cas, choisis de manière à offrir, nous l'espérons, une mise à l'épreuve à la fois juste et de fait plutôt sévère de ces conclusions. Nous pensons que les preuves empiriques que nous mobilisons – ici comme ailleurs, dans de nombreux travaux communs ou individuels – étayent solidement ces conclusions ; aux autres de juger si cela est vrai.

 

Bien entendu, nous avons un objectif : encourager les lecteurs à entreprendre une démarche qu'on pourrait qualifier « d'autodéfense intellectuelle », et suggérer des manières de procéder ; autrement dit, aider les gens à saper les efforts soutenus consacrés à « fabriquer le consentement » et à les transformer en objets passifs plutôt qu'en individus présidant à leur propre destinée. Notez bien que nous n'avons pas inventé les expressions « fabrication du consentement » et « ingénierie du consentement ». Nous les avons empruntées à des personnalités de premier plan issues de l'univers des médias, de l'industrie des relations publiques et de la recherche universitaire. Comme nous l'examinons dans ce livre et ailleurs, la reconnaissance de la « fabrication du consentement », dans toute sa dimension, est devenu un thème plus central que jamais dans les sociétés les plus libres.

 

La capacité de coercition diminuant, il est naturel de chercher à contrôler l'opinion pour asseoir autorité et domination – principe fondamental de gouvernance, comme l'avait déjà souligné David Hume. Notre préoccupation est d'aider les gens à contrer les efforts de ceux qui entendent « régenter chaque parcelle de l'esprit public comme une armée régente les corps de ses soldats », cette manœuvre permettant aux auto-désignés « hommes responsables » de mener les affaires du monde, sans être gênés par le « troupeau désorienté » – le grand public – qui doit rester marginalisé et dispersé, orienté vers des problématiques d'ordre personnel, au sein d'une « démocratie » bien conduite. Une prémisse non formulée mais cruciale est que l'« homme responsable » acquiert ce statut en servant le véritable pouvoir, réalité qu'il découvrira bien vite si d'aventure il tente de suivre un chemin indépendant.

 

La démocratie

 

R.B. : Dans différentes interviews, vous affirmez un net respect pour la démocratie – pour une société dont les institutions centrales sont contrôlées par la population. Pouvez-vous développer les raisons pour lesquelles vous considérez cela si important ?

 

N.C. : Il me semble aller de soi que nous aimerions voir les gens libres, à même de jouer un rôle actif dans la prise des décisions liées aux sujets qui les touchent, et ce le plus largement possible. C'est pourquoi nous devrions nous opposer aux barrières institutionnelles qui limitent cette liberté : les dictatures militaires par exemple. Ou les États dirigés par un comité central. Les concentrations de pouvoir privé, qui n'ont de compte à rendre à personne et dominent la vie sociale et économique, ont les moyens de chercher à « régenter l'esprit public » et de devenir à la fois « les outils et les tyrans » du gouvernement, selon la formule mémorable de James Madison, dénonçant les menaces qu'il sentait peser sur la démocratie naissante s'il advenait qu'on lâche la bride aux pouvoirs privés. Depuis cette époque (et bien avant même), il y eut sans cesse des luttes relatives à la « gouvernance démocratique ».

 

Les gens devraient-ils n'être que de simples « spectateurs tournés vers l'action », et non des « participants », réduits à apporter périodiquement leur voix à l'un ou l'autre camp des « hommes responsables », comme l'ont préconisé les promoteurs de la « fabrication du consentement » ? Ou bien leurs droits devraient-ils outrepasser ces limites extrêmement étroites ? Parfois les forces conservatrices prennent l'ascendant, et la « gouvernance démocratique » en souffre, même si tout familier de l'histoire intellectuelle s'attendra à ce que les slogans soient proclamés avec autant de passion qu'ils seront dépouillés de tout contenu essentiel. C'est précisément ce que nous vivons actuellement ; mais comme l'a souvent montré le passé, il n'y a pas de raison de penser que ce processus soit irréversible. La « fin de l'histoire » a été annoncée bien souvent, et chaque fois à tort.

 

R.B. : Dans une interview donnée il y a quelques années, vous citiez favorablement les propos de John Dewey selon lesquels « le but de la production est de produire des gens libres ». Selon vous, sommes-nous en train de réussir ou d'échouer dans ce domaine ?

 

N.C. : Ce qui représente un échec pour certains constitue un succès pour d'autres. Tout dépend d'où l'on se situe par rapport aux luttes liées à la « gouvernance démocratique », et aux droits qui y sont associés – civils, sociaux et économiques, et plus largement culturels, pour adopter le cadre de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, qui est formellement approuvée par tous mais constamment bafouée.

 

La période de régression actuelle enregistre de nombreux succès dans la « production » de personnes soumises à un pouvoir externe, diverties par des « choses superficielles », comme la « consommation de mode » et autres activités, plus adaptées au « troupeau désorienté » que sa participation à déterminer le cours de la vie sociale et individuelle. Dans cette mesure, on échoue à « produire des personnes libres ». La question de savoir si « on » réussit ou échoue dépend de qui l'on choisit d'être.

 

Les universités

 

R.B. : Vous avez évoqué le caractère conservateur des universités, particulièrement aux États-Unis, en l'illustrant par le fait que la linguistique moderne s'est développée davantage en marge que dans les grands centres académiques. Y a-t-il un espoir de voir un jour les universités devenir autre chose que des institutions au service du statu quo ? Selon votre estimation la plus optimiste, quel pourrait être le rôle de l'Université, ou de ses membres, dans les sociétés démocratiques ?

 

N.C. : À ma connaissance, les universités aux États-Unis sont moins contraintes par l'autorité et par une doctrine rigide que dans beaucoup d'autres pays. Mais il est naturel qu'une corporation tende à « protéger son pré carré » et rejette toute remise en cause. Ces tendances sont bien moindres dans le domaine des sciences naturelles, qui ont perduré au cours des siècles et se sont enrichies au travers d'une constante remise en cause, allant jusqu'à l'encourager dans le meilleur des cas. Être au service du statu quo, en terme politique et socio-économique, est autre chose.

 

Je ne vois pas vraiment ce qu'on peut dire du rôle des enseignants, ni des universités, en dehors des évidences rappelées précédemment et de leurs implications diverses, depuis la sphère strictement intellectuelle jusqu'aux préoccupations relatives à la société tout entière et aux générations futures. En matière de problèmes sociaux il y aurait beaucoup de choses à dire, significatives et prêtant à controverse car bien loin des évidences et des clichés. Cela nous conduirait à traiter de sujets spécifiques de la plus haute importance, qu'ont ne peut malheureusement pas aborder de façon sérieuse en quelques mots.

 

R.B. : Il y a quelques années, vous indiquiez dans une interview que « les entreprises attendent clairement des recherches universitaires qu'elles tissent un voile de mystification, qui escamote toute prise de conscience publique quant à la manière dont fonctionne le pouvoir dans la société ». Comment percevez-vous la création de ce voile de mystification par les universitaires ?

 

N.C. : Cette observation est bien plus générale, et je ne peux certainement pas m'en créditer. Elle est courante dans les travaux universitaires prédominants. Dans un texte de référence publié il y a vingt ans,American Politics, un éminent politiste observait que « les architectes du pouvoir aux États-Unis doivent créer une force qui puisse être ressentie mais non vue ». La raison en est que « le pouvoir reste fort tant qu'il reste caché ; sitôt exposé au grand jour il commence à s'évaporer » (Samuel Huntington).

 

À la sortie du livre, il donna une bonne illustration de son propos dans une interview accordée à une revue savante, exposant la duplicité des universitaires (et d'autres) au sujet des racines de la politique étrangère américaine : « vous pouvez être amené à devoir vendre [une intervention ou autre action militaire] de manière à créer l'illusion que c'est l'Union soviétique que vous combattez. C'est ce que font les États-Unis depuis que la doctrine Truman a été formulée ».

 

Voilà qui est franc et honnête. Il existe une vaste littérature critique qui fournit des illustrations de ce phénomène dans de nombreux domaines de recherche. J'en ai moi-même cité beaucoup, me référant fréquemment à ces études universitaires qui dénouent les fils de ces voiles de mystification tissés à l'usage du grand public. Il est impossible de fournir ici les exemples qui permettraient de s'en faire une idée précise, et encore moins de convaincre, de quelque manière que ce soit, sans dépasser largement le cadre de cette discussion. Je dois cependant insister encore une fois sur ce point : les États-Unis ne sont en aucune façon un cas à part, et je soupçonne qu'ils ne soient moins touchés que la moyenne.

 

R.B. : Ivan Illich a parlé de ces « professions démobilisantes » – ou professionnels réellement démobilisants – qui neutralisent systématiquement toute alternative par leur prétention à l'expertise. À quel niveau percevez-vous l'élite des experts, et plus largement les universitaires, en tant que « nouvelle classe » d'apparatchiks appliquée à affermir sa position plutôt qu'à contester le statu quo en Amérique ?

 

N.C.: L'idée que les intellectuels, dont les universitaires, deviendraient un jour une « nouvelle classe » de technocrates, prétendant travailler au nom de la Science cependant qu'ils coopèrent avec les puissants, avait été prédite par Bakounine dès les premiers temps de la formation de l'intelligentsia moderne, au XIXèmesiècle. En règle générale ses prévisions se sont vérifiées, comme celle qui présageait que certains individus chercheraient à obtenir le pouvoir sur le dos des révolutions populaires, afin de bâtir une « bureaucratie rouge » qui produirait la pire tyrannie de l'Histoire, tandis que d'autres, corroborant les mensonges du pouvoir, se mettraient à son service comme apologistes, et deviendraient ainsi des mystificateurs, « démobilisateurs », et managers tout en revendiquant le droit de fonctionner sur le mode de l'« isolement technocratique », pour parler comme la Banque mondiale.

 

Je voudrais cependant remettre en cause l'idée qu'il y ait là quelque chose de nouveau, au-delà des modalités qui changent naturellement au fur et à mesure que les institutions évoluent. Isaiah Berlin désignait les intellectuels de la « bureaucratie rouge » évoquée par Bakounine, comme un « clergé séculier », ne différant en rien du clergé religieux qui occupait les mêmes fonctions par le passé ; fonctions décrites par Pascal qui, dans son implacable analyse des pratiques des intellectuels jésuites qu'il méprisait, dénonce entre autres leur démonstration de « l'utilité de l'interprétation », instrument pur et simple de fabrication du consentement, basé sur la réinterprétation des textes sacrés en faveur de la richesse, du pouvoir et des privilèges. L'observation de Berlin est assez pertinente et s'applique tout aussi bien aux États-Unis, d'autant plus rigoureusement pour les raisons déjà citées : les apparatchiks et les commissaires politiques, eux, peuvent au moins plaider les circonstances atténuantes.

 

Comme d'habitude, nous repérons sans peine la paille nichée dans l'œil de l'ennemi officiel, et, pétris d'autosatisfaction, nous empressons de le condamner avec force et éloquence ; mais la poutre logée dans notre œil à nous est plus difficile à déceler, bien que – ou plutôt parce que – le fait de la déceler, et d'y porter remède, est important avant tout d'un point de vue purement moral, et sensément davantage en terme de conséquences humaines directes. Historiquement, les intellectuels ont joué un rôle crucial en la matière, et Illich observe à juste titre que la prétention à l'expertise scientifique ou à tout savoir particulier est régulièrement utilisé à dessein technique. Ceux qui possèdent effectivement ces compétences, ont le devoir tout particulier d'exposer clairement au grand public les limites réelles de leur capacité de compréhension, par essence très réduites dans les domaines qui portent atteinte à la question humaine.

 

L'éducation

 

R.B. : Vous avez établi qu'il existe différents types d'éducation, et observé que l'éducation de masse peut être génératrice de docilité. Ce constat s'applique-t-il selon vous aux grandes universités publiques d'aujourd'hui ? Où peut-on rencontrer une éducation qui cultive la créativité et l'indépendance ?

 

N.C. : À nouveau, je ne prétends pas à l'originalité en observant que l'éducation des masses, en partie, a été motivée par le besoin sensible de « les éduquer pour les éloigner de nos gorges » – pour emprunter à Ralph Waldo Emerson, parodiant les craintes de l'élite qui inspirèrent les instigateurs d'une éducation publique de masse. De manière générale, les fermiers indépendants devaient être dressés à devenir des travailleurs dociles, dans le système industriel alors en pleine expansion. Il était nécessaire d'extirper de leur tête certaines idées diaboliques, comme cette conviction que le travail salarié n'était guère éloigné du servage. Cela se poursuit encore de nos jours, parfois sous forme d'attaque à l'encontre du système d'éducation publique.

 

L'attaque contre la Sécurité sociale répond aux mêmes motivations. Le principe de sécurité sociale repose sur l'idée que nous devrions être solidaires les uns des autres, et non pas fonctionner uniquement comme des individus isolés « qui maximisent méthodiquement leur richesse ».

 

Comme l'illustre en tous temps l'attitude de l'élite vis à vis du système d'éducation publique, les formules simples sont loin d'être adéquates. Il existe des tendances contradictoires. Dans les sciences en particulier, les grandes universités publiques doivent jouer – et jouent – un rôle actif dans la promotion de la créativité et de l'indépendance, sans quoi ces domaines de recherche dépériraient, et avec eux les aspirations à plus de richesse et de pouvoir.

 

D'après mon expérience du moins, les grandes universités publiques ne sont pas en reste pour ce qui est d'encourager la créativité et l'indépendance, c'est même souvent le contraire. La priorité donnée à ces valeurs dans le système éducatif s'exprime dans des poches de résistance, et devrait, pour s'épanouir, s'associer aux besoins et préoccupations de la grande majorité de la population. On les retrouve partout.

 

L'avenir

 

R.B. : Y a-t-il de l'espoir pour l'Université ? En avez-vous par exemple à l'égard du M.I.T. ? À l'égard des universités américaines en général ? Qu'est-ce qui peut être réalisé selon vous par les auteurs, poètes, universitaires, militants – en vous plaçant dans la catégorie qui vous semble appropriée – à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Université, au cours de la décennie à venir ?

 

N.C. : Les intellectuels des différentes catégories que vous citez vivent une situation particulièrement privilégiée, unique dans l'Histoire j'imagine. On pourrait facilement trouver d'affreux exemples de répression, de méchanceté, de malhonnêteté, de marginalisation ou d'exclusion à l'encontre de la communauté universitaire. En comparaison cependant, ces carcans restent légers. Les dissidents ne sont plus emprisonnés, comme c'était le cas autrefois sous l'ère d'influence du Kremlin. Ni abattus froidement par des forces d'élite, armées et entraînées par la superpuissance du moment, comme c'est arrivé sous l'ère d'influence de Washington – sans que cela n'émeuve le pays outre mesure – fait important parmi ceux qui nous permettent de mieux nous connaître, si nous le voulons bien. Combien d'Américains instruits seraient capables de citer les noms des Jésuites assassinés au Salvador, ou de retrouver certains de leurs écrits ? Les réponses à ces questions sont révélatrices, notamment quand les compare à l'attitude adoptée, à l'égard de ces Américains instruits, par leurs homologues des territoires ennemis ; le contraste est frappant – et historiquement caractéristique.

 

Étant donné leur situation privilégiée, les intellectuels occidentaux sont réellement en mesure d'accomplir de grandes choses. Les limites en la matière relèvent de la volonté et non de circonstances objectives. Et en matière de volonté humaine les prédictions n'ont aucune valeur.

 

R.B. : Quelle serait votre vision d'une université politiquement engagée ?

 

N.C. : Personnellement, je suis mal à l'aise avec la notion d'« université politiquement engagée », pour des raisons que j'exprimai il y a déjà trente ans, au plus fort du mouvement de contestation et de résistance (reprises dans For Reasons of State ). À l'époque, j'estimais qu'il serait difficile d'améliorer la conception de l'Université telle que l'avait formulée l'un des fondateurs du système moderne, Wilhelm von Humboldt, qui fut également l'un des fondateurs du libéralisme classique. Cela me semble toujours vrai aujourd'hui, même s'il faut bien sûr adapter les idéaux à des contextes mouvants.

 

Les individus qui composent les universités – étudiants, enseignants, administratifs – peuvent faire le choix personnel de s'engager politiquement, et une université libre se devrait d'entretenir un climat naturellement propice à de tels choix. Dès lors que les universités sont libres et indépendantes, elles deviennent également « subversives », dans le sens où les structures dominantes du pouvoir et leurs supports idéologiques y sont soumis à la critique et objets de contestation, à l'image de l'état d'esprit encouragé dans les sciences dures partout où elles sont prises au sérieux.

 

Mais cela ne signifie pas que l'Université doive être « politiquement engagée » en tant qu'institution. C'est une chose pour une institution que d'offrir l'espace d'un engagement sérieux, en pensée comme en action, et d'encourager l'usage libre et indépendant d'une telle opportunité ; c'en est une autre pour une université que de s'engager en tant qu'institution, au-delà d'un registre relativement étroit où règne un réel consensus, ce qui, même dans cette limite, pose encore question. Les deux tendances sont antithétiques à bien des égards, et il est important de garder à l'esprit ces contradictions ; toutefois, il paraît tangible que les différents problèmes et dilemmes qui surviennent en permanence finiront par trouver une solution.



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11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 21:27
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11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 21:21
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